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[201va] –quel me bailla ses lettres de familliarité adreçansa au conte de Fois.

Et tant traveillay et chevauchayb en querant de tous costez nouvelles, que par la grace de Dieu, sans peril et sans dommaigec je vins en son chasteld a Ortais1 ou paÿs de Berne le jour Sainte Katherine2 que on compta pour lors en l’an de Gracee mille trois cens quatrevins et huit. Le quel conte de Fois, si trestost commef il me vit me fist bonne chiere, et me dist en riant en bon françois3 que bien il me congnoissoit, et si ne m’avoit onques maiz veü, mais pluseurs foys avoit bien ouyg parler de moy. Si me retint de son hostel et tout aiseavecques le bon moien des lettres que je lui avoie apporteesh, tant quei il m’y plot a estrej. Et la fu enfourmez de la greigneur partie des be­soignes qui estoient avenues ou royaume de Castille, ou royaume de Portingal, ou royaume de Navarre, ou royaume d’Arragon, et ou royaume d’Engleterre, ou paÿs de Bourdeloisk4et en toute la Gascoingne. Et je meismesl quant je lui de­mandoiem aucune chose, il le me disoit moult volentiers, et me disoit bien que l’istoire que je avoie fait et poursuivoien seroit ou temps a avenir plus recom­mandee que nulle autre.

« Raison pourquoy, disoit il, beaux maistres5, puis cinquante ans ençao ilz sont avenuz plus de faiz d’armes et de merveilles au monde que ilz n’estoientp trois cens ans au devantq6. »

Ainsi fu je en l’ostel du noble conter de Foiz requeillis et nourris a ma plaisance, ce estoit ce ques je desiroie, a enquerret toutes nouvelles touchans a ma matiere. Et je avoie prestz a la mainu baronsv, chevaliers et escuiers qui m’en enfour­merentw, et li gentil conte de Fois aussi. Si vous vouldray esclarcirx par beau langaige tout ce dont je fuz adonc enfourmez, pour rengrossiery [201vb] nostre matierez et pour exemplier les bonsaa qui se desirent a avancier par armes, car se ci dessus j’ay prologuéab grans faiz d’armes, prinsesac et assaulxad de villes et de chasteaulx, batailles adre­cieesae et durs rencontres, encores en trouverez vous ensuivantaf grant foison, des quelles et des­quelz par la grace de Dieu je feray bonne et juste enarracionag.

 

§ 2.

Comment aprés ce que le conte de Foix ot receu sire Jehan Froissart en son hostel moult honnourablement, ledit sire Jehan escripvoit les fais d’armes qu’on lui nommoitah.

Vous savez que quant messire Aymons7, filz du roy Edouart d’Angleterreai, conte de Cante­bruge, si comme il est cy [dessus] contenu en nostre histoireaj, se fu partis du royaume de Portin­gal et montez en mer a Lusebonne8, avecques ses gens, quoy que il eust encouvenan­cié Jehan son filz9 que il avoit de ma dame Ysabel d’Es­paigneak10, fille au roy dam Pietre11 qui fu alors, [a la] joene filleal du roy Ferrant de Portingal, laquele s’appelloit madamoiselle Bietrix12, le conte, qui mal se contentoitam du roy Ferrant pour tant que ilan et sa puissance avoient logiéao plus de .xv. jours aux champs devant le roy Jehan de Castilleap13, et si ne l’avoit voulu combatre, mais avoit fait accord au roy de Castille14 oultre sa volenté, dont grande­ment lui desplaisoit, et bien lui avoit dit le dit conte quant li traittié se commencierentaq a entamer et a ouvrir entrear le roy de Castille et lui :

« Sires roys, gardezas bien que vous faictes, car nous ne sommes pas venuz en ce païs de revelat15pour boire ne pour mengier, pour voler ne pour chacier. Avant y sommes venuau pour guer­roier le filzav de ce bastart qui s’escripst royaw de Castille, le conte de Tristemare16, et pour recon­querir nostre droit

 

  1. Orthez, cant. Orthez (Pyrénées-Atlantiques). Je suis recon­naissant à Thierry Issartel, ancien maire d’Orthez, de m’avoir signalé l’ouvrage d’Yves Darrigrand : Orthez médiéval, des Moncade à Gaston Fébus, avec une préface de Pierre Tucoo-Chala, J&D Éditions, « Terres et Hommes du Sud » (s.l., 1992).
  2. Le 25 novembre (1388).
  3. Le comte parlait normalement le dialecte gascon.
  4. Le Bordelais, région du bassin d’Aquitaine.
  5. Titre, ici assorti d’un adjectif flatteur, accordé à un clerc ayant fait carrière.
  6. Description parfaite, selon la conception qu’en a Froissart, d’un âge d’or de la Chevalerie.
  7. Edmund de Langley, fils d’Édouard III, roi d’Angleterre, comte de Cambridge puis duc de York († 1402), oncle du roi Richard II.
  8. Lisbonne, à l’embouchure du Tage, district de Lisbonne (Portugal).
  9. Froissart se trompe : le fils aîné d’Edmund s’appellait Édouard ; celui-ci, Edouard de Norwich épousa Béatrice de Portugal en 1381, mais ce mariage fut annulé (cf. SHF XII, p. ii, n. 4) et en 1383 Béatrice devint l’épouse de Jean 1er de Castile.
  10. Fille de Pierre 1er, roi de Castille ; épousa Edmund de Langley en 1372.
  11. Pierre 1er, dit « le Cruel », roi de Castille, 1350-1369. Sur les affaires en Espagne et au Portugal, v. P. E. Russell, The English Intervention in Spain and Portugal in the Time of Edward III & Richard II, Clarendon Press (Oxford, 1955), et, du même, « The War in Spain and Portugal », dans Froissart : Historian, éd. J. J. N. Palmer, The Boydell Press – Rowman & Littlefield (Woodbridge, Suffolk – Totowa, NJ, 1981), 83-100.
  12. Béatrice, fille de Ferdinand Ier, roi de Portugal ; fiancée en premier lieu à Henri de Castille et ensuite à Édouard de Norwich, fils d’Edmund de Langley, comte de Cambridge, puis finalement à Jean 1er, roi de Castille, qui l’épousa en 1383.
  13. Jean 1er, roi de Castille, 1379-1390.
  14. Henri II, roi de Castille, 1369-1379.
  15. En ancien français, revel a le sens de « bonne chère, divertissement, fête, joie » ou « plaisir », mais peut tout aussi bien signifier « rébellion, violence, révolte ». Son emploi ici par Edmund de Cambridge est donc ironique ou à tout le moins ambigu.
  16. Henri, comte de Transtamare, fils bâtard du roi Alphonse XI de Castille et demi-frère de Pierre 1er ; se fit proclamer roi de Castille en 1369 sous le nom d’Henri II. Voir l’art. de D. Menjot dans DMA, 1404.