204v

[204va] depuis a Calais1, si comme il est contenu ci dessus en nostre histoirea. Quant le prince de Galles fu issus hors d’Engleterre, et que le roy son pere li ot donné en fief et en heritaige toute la duchiéb d’Acquittaine2, ou il y a deux arceveschiez3 et .xxij. evesques4, et il fu venus a Bourdeaulx5 sur Gironde, et il ot prins la pos­sessionc de toutes les terresd, et il ot sejourné en­viron un an ou paÿs, il et la princessee sa femmef furent priez du conte Jehan d’Armignac que ilz voulsissent venir en la conté de Bigorre, en la belle et bonne cité de Tharbeg 6, pour veoir et visiter cellui païs que ilz n’avoient encores veüh. Et ten­doit le dit conte d’Armignac a ce que, se le prince et la princesse7 estoient en Bigorrei, le conte de Fois les vendroit veoirj, au quel il devoit pour cause de sa raençonk deux cens et cinquante mil fransl. Si leur feroit prier pour lui que le dit conte de Fois voulsist quitter la dicte somme ou en partiem, et faire gracen. Tant fist le conte d’Armignac que le prince et la princesse et leur estat, qui pour ce temps estoit grant et estofez, vindrent en Bi­gorre et se logierent a Tharbeo.

Tharbe est une belle villep seantq en plain paÿs et en beaux vignobles. Et y a ville, cité et chastel, et tout fermé de portes, de murs et de tours, et separez l’un de l’autre, car la vient d’amont d’entre les montaignes de Berne et de Casteloigne8 la belle riviere de Lisse9 qui queurt tout parmi Tharbe et qui le separe, et est la riviere aussi clere comme fontaine. A .v. lieues de la siet la viller de Morlens10, la quele est au conte de Fois et a l’entree du païs de Berne ; et des­soubz la mon­taigne, a .vj. lieues de Tharbe, la ville de Paus 11, qui est aussi au dit conte.

Pour ce temps que le prince et la princesse estoient venuz a Tharbe estoit le conte de Fois en la ville de Paut, car il y faisoit faire et es– [204vb] –difier un tresbeau chastelu tenant a la ville au dehors sur la riviere de Gavev 12. Si tost comme il sçut la venue du prince et de la princesse qui estoient a Tharbe, il s’ordonna et les vint veoir en grant estat a plus de .vj. cens chevaulx, et avoit .lx. chevaliers en sa compaigniew. De la venue du conte de Fois furent le prince et la princesse grandement resjouysx, et li firent tresbonne chierey, et bien le valoit, et l’onnouroit la princesse tres liement et grandementz. Et la estoient le conte d’Armignac et le sire de Labreth13, et fu le prince priez que il voulsist prier au conte de Fois que il quittast au conte d’Armignac tout ou en partie la somme des florins que il lui devoit. Le prince, qui fu sage et vaillant homme, respondi, tout consideré, que non feroit :

« Car pourquoy ? Conte d’Armignac, vous fustes prins par armes et par belle journee de bataille, et mist nostre cousin le conte de Fois son corps et ses gens a l’aventure contre vous. Et se la fortune fu bonne pour li et contraire a vousaa, il n’en doit pas pis valoir par fait semblable. Monsei­gneur mon pere14 ne moyab ne sarions gre qui nous prieroit de remettre arriereac ce que nous tenons par la belle aventure et la bonne fortune que nous eusmes a Poitiersad 15. »

Quant le conte d’Armignac oÿ ce, si fu tout conclusae et esbahis, car il avoit failli a ses en­tentes. Nonobstant ce ne se cessa il pasaf, mais en pria la princesse, la quelle de bon cuer requist et pria au conte de Fois que il lui voulsist donner un don :

« Madame, dist li contes, je sui un petit homs et uns povres bacheliers, si ne puis faire nulz grans dons ; mais le don que vous me (deman) demanderezag, se il ne vault plus de cinquante mille fransah, je le vous donne. »

 

  1. La Bigorre avait été cédée à l’Angleterre par le traité de Brétigny. Ce fut dans cette commune de Brétigny, au sud-ouest de Chartres (Eure-et Loir), que fut négocié en mai 1360 un traité entre la France et l’Angleterre, ratifié plus tard à Calais.
  2. Le duché d’Aquitaine fut accordé au prince de Galles par son père Édouard III en 1362.
  3. Bordeaux, sur la Garonne, chef-lieu de département (Gironde) et Auch, sur le Gers, chef-lieu de département (Gers).
  4. Le compte donné par Froissart est approximativement correct.
  5. Bordeaux sur la Garonne, centre du duché d’Aquitaine.
  6. Tarbes, sur l’Adour, chef-lieu de département (Hautes-Pyrénées).
  7. Jeanne de Kent avait épousé le prince de Galles en 1360 ou 1361.
  8. La Catalogne, communauté autonome du nord-est de l’Espagne.
  9. L’Adour, rivière du sud-ouest de la France.
  10. Morlaàs, chef-lieu de canton (Pyrénées-Atlantiques).
  11. Pau, sur le gave de Pau, chef-lieu de département (Pyrén­ées-Atlantiques) ; v. note suivante.
  12. Le gave (« torrent pyrénéen ») de Pau.
  13. Arnaud-Armaniau, comte d’Albret. Assume une position ambiguë dans les relations anglo-françaises de cette époque. † 1401.
  14. C’est-à-dire le roi, Édouard III.
  15. La bataille de Poitiers (19 septembre 1356), à laquelle l’armée française essuya une défaite infligée par celle du prince de Galles. Voir F. Autrand, « La déconfiture. La ba­taille de Poitiers (1356) à travers quelques textes français des XIVe et XVe siècles », dans Guerre et société en France, en Angleterre et en Bourgogne, XIVe-XVe siècle, éd. Philippe Contamine, Charles Giry-Deloison et Maurice H. Keen, Université Charles de Gaulle – Lille III, Centre d’Histoire de la Région du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest (Villeneuve d’Ascq, 1991), 93-121 ; ainsi que l’étude de D. Green, The Battle of Poitiers, Tempus (Stroud-Charleston SC, 2002) ; lire, enfin, le récit presque contemporain de la bataille, Complainte sur la bataille de Poitiers, éd. Ch. de Beaurepaire, Biblio­thèque de l’École des Chartes 12 (1851), 257-63.