212v

[212va] Et le prince de Galles, du temps que il regna es parties d’Acquittaine et qu’il se tenoit a Bourdeaux sur Gironde1, l’en mist en la voie ; car pour le paÿs de Berne le prince le menaçoit, et disoit que il vouloit que il le tenista de li2. Et le conte de Fois disoit que non feroit, et que Berne est si franche terre qu’il n’en doit hommage a nul seigneur du monde. Et le prince, qui pour ce temps estoit grant et craintb, disoit que il le mettroit a merci, et en eust fait aucunec chose, card le conte d’Armi­gnach et le sire de Labreth, qui heente le conte de Fois pour les victoires qu’il a eues sur eulx, li boutoient en l’oreille ; mais le voyage que le prince fist en Espaigne ly rompi3, et aussi messire Jehan Chandos4, qui estoit tout le cuer et le conseil du prince, brisoit le propos du prince, a non guerroier le conte de Fois ; et amoit messire Jehan le dit conte pour ses vaillantisesf. Mais le conte, qui se doubtoit et qui sentoit le prince grant et chevalereux, commença a assembler grant tresor pour lui aidier et defendre se on li eust couru sus. Si fist tailles en son païs et sur ses villes qui en­cores y durent et dureront tant comme il vivra, et prent sur chascun feu par an deux frans, et le fort porte le foible5. Et la a il trouvé, et treuve en­cores, grant avoir par ang. Et tant volentiers le paient ses gens que c’est merveilles, car parmi ce il n’est nul François, Angloiz ou pillars qu’ilz leur facenth tort ne injure d’un seul denier, et est toute sa terre aussi saulve que chose puet estre, tant y est bien justice gardee ; car en justiçant c’est le plus crueulx et le plus droiturier seigneur qui vivei 6. »

A ces paroles venismes nous a la ville de Tournay ou nostre giste s’adonnoit. Si cessa le chevalier l’affairej, et aussi je ne lui enquis plus avant, car bien savoie ou il l’avoit laissie, et que bien [212vb] y pourroie recouvrer, car nous de­vions encores chevauchier ensemble. Et fusmes ce soir logié a l’ostel a l’Estoille, et la tenu tout a aisek. Quant ce vint sur le soupper, le chastellain de Mauvoisin, qui s’appelloit messire Raymons de Lanel, nous vint veoir et soupper avecques nous, et fist apporter en sa compaigniem quatre flascons plains de blanc vinn aussi bon que je avoie point beu sur le chemin7. Si parlerent ces deux cheva­liers longuement ensemble, et tout tart messire Raymons parti et retourna arriere ou chastel de Mauvoisin.

Quant ce vint au matin nous montasmes es chevaulx et partismes de Tournay, et passasmes a gué la riviere de Lesse et chevauchasmes devers la cité de Tharbeo, et entrasmes en Bigorre, et laissasmes le chemin de Lourde et de Bagneres et le chastel de Mont Gaillart8 a senestre. Et nous adreçasmes vers un village que on dist ou païs Le Civitat, et le costoiasmes et venismes en un boys en la terre du seigneur de Barbesen, et assez pres d’un chastel que on dit Marcheras, a l’entrée du pas au Larre9, et tant que li chevalier me dist :  « Messire Jehan, vez ci le pas au Larrep. »

Adonc advisay je et regarday le païsq. Si me sembla moult estrange ; et me tenisser pour perdu ou en tres grant aventure, se ce ne feust la com­paignie du chevalier. Et me revindrent au devant les paroles que il m’avoit dictes, deux ou trois jours avoit, du pas au Larre, et du Mongaut de Lourde10 s. Si li ramenteuz, et li dis :

« Monseigneur, vous me deistes devant hier que quant nous venrions au pas du Larre, vous me compteriez la matiere du Mongaut de Lourde et comment il mourut.

– C’est voir, dist le chevalier.

 

  1. Le prince de Galles gouverna l’Aquitaine de 1362 jusqu’à son retour en Angleterre en 1372. † 1376.
  2. Le prince essaya, mais sans succès, de persuader Gaston Fébus de reconnaître le roi d’Angleterre comme son suzerain en Béarn.
  3. L’intervention du prince de Galles dans les guerres de succession en Castille en 1367-68 lui coûta des sommes immenses, et eut des répercussions considérables.
  4. Sir John Chandos, capitaine anglais, respecté de tous. Protecteur de Froissart. † 1370. Le chroniqueur souligne l’influence dont jouissait Chandos auprès du prince. Voir notre esssai pour les Mélanges Jean Dufournet (Ainsworth, 1993).
  5. Le taux de l’impôt fut en principe uniforme, mais Froissart d’ajouter que les mieux nantis aidaient les plus pauvres.
  6. Ce commentaire sur la justice exercée par Gaston Fébus est appuyé par d’autres.
  7. Le chroniqueur aurait approuvé de bon cœur la décision prise par le propriétaire du Domaine Rives-Blanques (Cépie) d’appeler son Chardonnay « Froissart », l’étiquette portant la mention : « Les délectables beuveries de vin blanc limouxin ». Nous remercions le propriétaire de nous en avoir informé.
  8. Montgaillard, sur l’Adour, chef-lieu de canton (Ariège).
  9. Pas de l’Arrêt, près de Mascaras, cant. Tournay (Hautes-Pyrénées).
  10. Le Mongat de Sainte-Bazeille, capitaine de Lourdes, chef-lieu de département (Hautes-Pyrénées), rencontré déjà au chapitre 7.