218r

[218ra] qui le tient ; si fait il, ma seur en prison, mais il n’en fera riens, car c’est un mol chevaliera 1 qui ne veult autre chose que ses aises de boire et de mengier, et de aloer le sien fole­ment. Et sitost comme il sera conte, il dit qu’il vendra du meilleur et du plus belb, pour faire ses volentezc, et pour tant ne puis je demourer avec lui. Si ay prins ma fille, si la vous en charge et delivre, et vous fay tutteur et curateur de lid pour la nourrir et la garder, car bien sçay que pour amour de lignagee a ce grant besoing vous ne me fauldrez pas. Car je n’ay au jourd’ui fiance certaine pour Jehanne ma fille garder, fors en vous. Je l’ay a grant paine mise et extraite hors des mains et du paÿs du pere mon mari, mais pour ce que je sensf ceulx d’Ermignach mes adversaires et les vostres, engransg de ravir et emblerh ma fille, pour ce que elle est heritiere de Comminges, je l’ay admeneei devers vous. Si ne me fauldrez pas a ce besoing, et je vous en pri. Et bien croy que son pere mon mari, quant il saura que je la vous ay laissie2, en sera tout resjouy, car ja pieça m’avoit il dit que ceste fille le mettoit en grant pensee et en grant doubtej.”

« Quant le conte de Fois ot ainsi oÿ parler madame Alienor sa cousine, si fu moult resjouy et ymaginak tantost en soy meismes – car il est un seigneur moult ymaginatif – que encores ceste fille li vendroit grandement a point : ou il en pourroit avoir ferme paix envers ses ennemis, ou il la pour­roit marier en tel lieu et si haultement que ses ennemis l’en doubteroient. Si respondi et dist :

« “Madame et cousine, je feray tres volentiers ce dont vous me priez, car je y sui tenu par li­gnage, et pour ce vostre fille ma cousine je garde­ray [218rb] et penseray bien de lui tout en tele maniere comme se ce feust ma propre fille.

« – Grant mercis, monseigneur, ce dist la dame.”

« Ainsi demoura comme je vous compte la jeune fille de Bouloigne en l’ostel du conte de Fois a Ortais, ne onques depuis ne s’en parti. Et sa dame de mere s’en ala ou royaume d’Arragon. Elle l’estl bien venue veoir depuis deux ou trois foism, mais point ne la demande a ravoir, car le conte de Fois s’en acquite en tele maniere comme se ce feust sa fille.

« Et au propos du moien que je vous di par le quel il ymaginen, que se il fu onques malvueillant du duc de Berri, qu’il en soit bien, c’est queo le duc de Berry pour le present est vefve, et a grant desir de li marier. Et me semble, a ce que j’ay oÿ dire en Avignon, le pape3 qui m’en a parlé et qui est cousin germain du pere, le duc de Berry en fera prierp, car il la veult avoir a femme et a es­pouseq.

– Sainte Marie ! di je au chevalier, que voz paroles me sont agreables et que elles me font grant bien endementres quer vous les m’avez compteess, et vous ne les perdez past, car toutes seront mises en memoire et en remembrance, en histoire et en cronique, tout ce que je faiz et pour­suiu, se Dieu me donne que a santév je puisse retourner en la conté de Haynault4 et en la ville de Valenciennesw 5 dont je sui natifx 6. Mais je suis trop courrouciez d’une chose.

– De la quele ? dist li chevaliers.

– Je la vous diray, par ma foy, que de si hault et si vaillant prince comme le conte de Fois est, il ne demeure nul heritier de femme espouse7.

– M’aït Dieux, non, dist li chevaliers, car se il en eust un vivant, si comme il ot une foiz, ce seroit le plus joieux seigneury du monde, et aussi se­roient tous ceulx de sa terre.

– Et demoura donc, di je, sa terre sans hoir ?

– Nennil, dist il, le viconte de Chastelbon son cousin germain est son heritier.

– Et aux armes, di je, est il vaillant homme ?

  1. Contraire du chevalier authentique, le « mol chevalier » incarne paresse, oisiveté et irresponsabilité quant aux intérêts à long terme de son lignage et de la gestion des terres de son héritage.
  2. Participe passé picard, où « laissie » s’accorde au féminin avec « la », objet direct antéposé.
  3. Clément VII (Robert de Genève), pape avignonnais, dont l’élection en 1378 marqua le commencement du Grand Schisme. Fils d’Amé III, comte de Genève, et de Mathilde, fille de Robert VIII, comte de Boulogne et d’Auvergne, aïeul de Jean II.
  4. Le Hainaut, comté d’où venait Froissart (voir l’article « Hainaut » signé M. de Waha, DMA, 652-3).
  5. Chef-lieu d’arrondissement (Nord), ville natale de Froissart.
  6. Deuxième référence de la part du chroniqueur, dans ce chapitre, à ses pratiques d’écrivain.
  7. Nouvelle tentative de la part de Froissart pour tirer au clair la disparition de l’héritier de Foix-Béarn, fils légitime de Fébus.