219r

« “Monseigneur, dist le conte de Fois, puisque nous sommes ci assemblez, nous irons combatre voz ennemis.”

« Ce conseil fu tenu ; tantost ilz s’armerent et ordonnerent leurs gens, lesquelz estoient environ .xijc. heaumesa et six mil hommes de pié. Le conte de Foys prinst la premiere bataille, et s’en vint courir sur le roy d’Espaigne et ses gens en leur logeis, et la ot grande bataille et felonesse, et mors plus de .xm.b Espaignolz. Et prinst le conte de Fois le filz et le frerec du roy d’Espaigne1 et les en­voya devers son seigneur messire Gaston de Berne, qui estoit en l’arrieregarde. Et furent la li Espaignolz si desconfis que le conte de Fois les chaça jusques au Port Saint Andrieu2 en Biscuie, et se bouta le roy d’Espaigne en l’abaye, et vesti l’abbit d’un moine ; autrement il eust esté prins aux poingsd. Et se sauverent par leurs vaisseaux ceulx qui sauver se porent, et se bouterent en mer.

« Adonc retourna le conte de Fois devers monseigneur Gaston de Berne, qui li fist grant chiere et bonne ; ce fu raison, car il lui avoit sauvé son honneur et gardé le païs de Berne qui eust esté perdue. Par celle bataille et celle desconfiture que le conte de Fois fist en ce temps sur les Espai­gnolz, et par la prinse qu’il eust du filz et du frere, le roy d’Espaigne3 vint a paix envers le sire de Berne, ainsi comme il la voult avoirf.

« Quant messire Gaston de Berne fut retour­nezg a Ortais, presens tous les barons de Fois et de Berne qui la estoient, il prinst son filz le conte de Fois, et dist ainsi :

« “Beau filz, vous estes mon filz bon, certain et loialh, et avez gardé a tousjours mes mon hon­neur et l’onneur de mon païs. Le conte d’Ermi­gnach, qui a l’ainsnee de mes fillesi, s’est excu­sez a mon grant besoing et n’est pas venu de­fendre ne garder l’eritaige ou [219rb] il avoit part, pourquoy je di que tel part qu’il y attendoit de la partie ma fille sa femme, il l’a forfaite et perdue. Et vous enheritej de toute la terre de Berne aprés mon decés, vous et voz hoirs a tousjours mais. Et prie et vueil et commande a tous mes habitans et subgiez que ilz seëllent et accordent avecques moy ceste herediték, beau filz de Fois, que je vous donne.”

« Tous respondirent :

« “Monseigneur, nous le ferons volentiers.”

« Ainsi ont esté, et par tel vertu que je vous compte, anciennement les contesl de Fois qui ont esté contes et seigneurs du paÿs de Berne, et emportentm les armes, le cri4, le nom5 et le prouffit6 n. Pour ce n’en ont pas cil d’Ermignach leur droit, tel que ilz le dient a avoir, clamé quitteo. Vez la la querelle et la cause pourquoy la guerre est entre Hermignach, Fois et Berne7.

– Par ma foy, di je, sire, lors au chevalier, vous le m’avez bien declairié, et onques maiz je n’en avoie ouy parler. Et puisque je le sçay, je le mettray en memoire perpetuele8, se Dieu donne que je puisse retourner en nostre païs ; mais en­cores d’une chose, se je le vous osoie requerrep, je vous demanderoie volentiersq: par quelle incidence le filz au conte de Fois mourut9? »

Lors pensa le chevalier, et puis dist :

« La matiere est trop piteuse ; si ne vous en vueil point parler. Quant vous vendrez a Or[t]aisr vous trouverez bien, se vous le demandez, qui le vous dira. »

Je m’en souffris a tant, et puis chevau­chasmes et venismes a Morlens.

 

§ 13.

Des grans biens et largeces qui estoient ou conte de Foix10, et la piteuse maniere de la mort de Gaston, filz au conte de Foixt.

A l’endemain nous partismes et venismes disner a Montgerbel, et puis montasmes et busmes un coup a Erciel, et puis venismes a Ortais sur le point de souleil esconsantu 11. Le chevalier des­cendi a son hostel, et je descendi a l’ostel a la Lune sus un escuier

 

 

  1. Le fils fut l’infant, Ferdinand ; le frère fut Jean, comte de Médina.
  2. Santander, ville portuaire sur le Golfe de Gascogne, chef-lieu de la Cantabrique (Espagne).
  3. La parenté, filiation ou appartenance s’exprime an ancien et parfois encore en moyen français par la juxtaposition ; comprendre donc ici « du roi d’Espagne ».
  4. Il ne s’agit pas du Fébus aban! qui n’était le cri que de Gaston Fébus, auquel le comte de Foix ajoutait : Toque-y si gauses (‘Touches-y si tu oses !’). Le cri du Béarn était sans doute l’appel aux armes qui faisait de la vicomté un territoire en état de défense permanente : Biahore ! (de Via et fora : idée de sortir dans la rue ; on disait aussi en Béarn : Biahore-horce ! (horce = force ; idée de dégager le passage par la force’, mais on pourrait comprendre ‘Hors de Béarn !’ ou ‘Déguerpissez !’) ; on le criait pour refouler tout ennemi : « que todz los brassers e obrers que aquet biafore o crit audiran e seran en loc que audir ag deien, laissin ades lors hobres a tantost cum lo biafore o crit audiran, e que prenquin las armes », lit-on dans une charte des archives de Bayonne de 1304 (texte reproduit dans Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, 55e fascicule, Les Etablissements de Rouen, tome 1 (Paris, 1883), p. 158, t. 2, 87-88), ce qui montre que ce cri était devenu générique à la Gascogne-Sud, dépassant largement les limites de la petite vicomté qui l’avait probable­ment vu naître pour son defens. Le parallèle basque est biahorka. Voici ce qu’en disent Manuel Agud et Antonio Tovar : « BIAHORE, BIAHORKA, S (Duv. ms.) ‘tumulto’. (Supl. Larram. 657: biaorea). La primera forma es del Bearn. biahore ‘cri de guerre’ (cat. viafora ‘id.’), biahore horce ! ‘au secours !’, y su derivado biahoure ‘tumulte, vacarme’, de la frase via afora ‘salgamos afuera !’ Mich. Fuentes Azkue 129 compara el arag. ant. meter bia fuer(a), prov. ant. via! fora! (FEW 14, 377 b.). EWBS sugiere su origen en el esp. me ahorre !, aunque compara el bearn. antes mencionado.” » (M. Agud – A. Tovar, Materiales para un Diccionario Etimologico de la Lengua Vasca VII, ASJU, XXIV-l, 1990, 111-202, p. 115). Nous remercions P. Arette de ces précisions.

    Gaston signait toujours Fébus : « Prénommé Gaston par ses parents, il s’intitula toujours dans ses actes officiels Gaston comte de Foix… Mais au retour de son voyage en Prusse il décida de prendre le surnom de Fébus par référence au dieu du soleil ; il écrivait ce nom selon la graphie normale en langue d’oc Febus et non Phoebus. Dans le fond le nom double Gaston Fébus est une création artificielle postérieure à sa mort ; simplement appelé Gaston dans les actes, il se faisait appeler Fébus, tout court, et signait ainsi. Son cri de guerre était Febus aban, Fébus en avant » (Gaston III Fébus, vicomte souverain de Béarn, et son temps: 1331-1391, Morlanne, Pau 1981. Exposition réalisée par les Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques ; catalogue et commentaires historiques par C. Sandoval et P. Tucoo-Chala, Pau, Archives départementales, 1981. Impression Marrimpouey-Jeune (désormais : Catalogue…), p. 28: Item 97. A.D.P.-A., E 301 (accord signé « Febus », jamais appliqué).

  5. Vicomtes de Béarn.
  6. Le prouffit est l’avantage que les Fuxéens retirèrent d’une telle alliance. Gaston VII Moncade (vers 1225, mort le 26 avril 1290) fut un formidable « trickster » qui avait mis en place les bases de la « souveraineté » malgré son emprisonnement à Winchester. Les comtes de Foix recueillirent les fruits de son travail pour légitimer la notion d’un Béarn « souverain ». Voilà le profit (P. Arette).
  7. Ces événements ont été déformés par Froissart.
  8. Le chroniqueur se fait manifestement une idée assez élevée de sa vocation de mémorialiste et de garant de la tradition.
  9. Il s’agit d’une ultime tentative pour faire parler Espan de la disparition mystérieuse de l’héritier légitime de Fébus. Espan se dérobe ; nous devrons attendre, avec le chroniqueur, l’arrivée sur scène d’un « vieil écuyer » moins discret, pour en apprendre davantage.
  10. L’ordre de succession de ces éléments met, très tôt, la disparition du jeune Gaston sous le signe du paradoxe et du tragique, Fébus incarnant ici – à tous autres égards, ou peu s’en faut – la figure du prince exemplaire.
  11. Le 25 novembre 1388.