222r

[222ra] sceussenta de ses secrez, et li deussent avoir signifié, et dit :

« “Monseigneur Gaston porte une bourse a sa poetrine tele et tele…”

« Riens n’en firent, et pour ce moururent horriblement – dont ce fu pitié – aucuns escuiers, car il n’y avoit en toute Gascoigne si jolis, si beaux ne si acesmezb comme ilz estoient. Car tousjours a esté le conte de Fois servy de forte mesgniec.

« Trop toucha ceste chose pres au conte de Fois, et bien le monstra, card il fist assembler un jour a Ortais tous les nobles, les prelas de Fois, de Berne, et tous les hommes notables de ces deux païs, et quant ilz furent venus il leur demonstra ce pourquoy il les avoit mandez, et comment il avoit trouvé son filz en tele defaulte et si grant forfait, que c’estoit son entencion que il mourust, et que il avoit desservi mort. Tout le peuple respondi a ceste parole d’une voix, et dist :

« “Monseigneur, saulve soit vostre grace, nous ne voulons pas que Gaston muyre. C’est vostre heritier, et plus n’en avez.”

« Quant le conte oÿ son peuple qui prioit pour son filz, si se refraigny un petit et se pourpensa que il le chastieroit par prison, et le tendroit en prison deux ou trois moys. Et puis l’envoieroit en quelque voyage deux ou trois ans demourer, tant que il aroit oublié son mautalent et que li enfent, par avoir plus d’aage, seroit en meilleur et plus vive congnoissance. Si donna a son peuple congié, mais ceulx de la conté de Fois ne se vouloient partir d’Ortais, se le conte ne les asseu­roit que Gaston ne mourroit point, tant amoient ilz l’enfant. Il leur ot en couvenant, mais bien dist que il le tendroit par aucun temps en prison pour le chastier. Sur ceste convenance se partirent toutes [222rb] manieres de gens, et demoura Gaston prisonnier a Ortais. Ces nouvelles s’espandirent en pluseurs lieux. Et pour ce temps estoit pape Gre­goire .xj.e1 en Avignon. Si envoya tantost le cardi­nal d’Amiens2 en legacion pour venir en Berne, et pour amoienner ces besoignes et appai­sier le conte de Fois et oster de son courroux, et l’enfant hors de prison, mais le cardinal ordonna ses be­soignes si longuement que il ne pot venire que jusques a Besiers quant les nouvelles li vindrent la que il n’avoit que faire en Berne, car Gaston le filz au conte de Fois estoit mort3.

« Et je vous diray comment il mourut, puisque si avant je vous en ay parlé de la matiere. Le conte de Fois le faisoit tenir en une chambre en la tour d’Ortais ou petit avoit de lumiere, et fu la .x. jours. Petit y but et mengea, car il ne voult, combien que on lui apportoit tous les jours assez a boire et a mengierf, mais quant il avoit la viande il la des­tour­noit d’une part et n’en tenoit compteg. Et veulent aucuns dire que on trouva les viandes toutes entieres que on lui avoit portees, ne riens ne les avoit amenries au jour de sa mort. Et mer­veilles fu comment il pot tant vivre, par pluseurs raisons. Le conte le faisoit la tenir sans nulle garde qui feust en la chambre avecques li, ne qui le conseillast ne confortast, et fu li enfes tousjours en ses draps ainsi comme il y entra. Et si se meranco­lia et argua grandement, car il n’avoit pas cela aprinsh. Et maudissoit l’eure que il fu onques nez ne engen­drez, pour estre venu a tel fin. Le jour de son trespas, ceulx qui le servoient de mengier lui ap­porterent la viande et lui distrent :

« “Gaston, vecy de la viande pour vous.”

« Gaston n’en fist compte et dist :

« “Mettez la la.”

« Cil qui le servoit de ce que je vous

  1. Pierre Roger de Beaufort, bénédictin, archevêque de Rouen, pape de 1370 à 1378, dernier pape à résider à Avignon avant le Grand Schisme qui suivit l’élection de son successeur. Froissart se trompe. La mort de Gaston eut lieu en 1381 ; le pape devait être Clément VII, premier pape du parti clémentin, qui continua à résider à Avignon.
  2. Jean de la Grange, bénédictin, évêque d’Amiens, créé cardinal en 1376.
  3. L’annonce (à plusieurs reprises) de la mort de Gaston n’affaiblit en rien l’aspect dramatique du récit, mais focalise plutôt notre attention sur la manière dont l’adolescent la trouva.