222v

[222va] di regarde et voit en la prison toutes les viandes que les jours passez il avoit apportees. Adonc referma il la chambre et vint au conte de Fois et lui dist :

« “Monseigneur, pour Dieu merci ! prenez garde de sus vostre filz, car il s’affame la en prison ou il gist, et croy que il ne menga onques puis qu’il y entra, car j’ay veü tous les més entiers tournez d’un lez, dont on l’a servy.”

« De ceste parole le conte s’enfelonne, et sans mot dire il se parti de sa chambre et s’en vint vers la prison ou son filz estoit. Et tenoit a la male heure un petit long coustelet dont il appareilloit ses ongles et nettoioit. Il fist ouvrir l’uys de la prison et vint a son filz, et tenoit la l[a]mellea de son coustel par la pointe, et si pres de la pointe que il n’en y avoit pas hors de ses dois la longueur de l’es­pesseur d’un gros tournois1. Par mautalent, en boutant ce tant de pointe en la gorge de son filz, il l’assena, ne sçay en quele vaine, et li distb :

« “Haa ! traïtourc ! pourquoy ne mengues tu ?”

« Et tantost s’en parti le conte sans plus riens dire ne faire, et rentra en sa chambre. Li enfes fu sancmuéd et effraié de la venue de son pere, avec ce que il estoit foible de jeuner, et que il vit ou senti la pointe du coustel qui l’atoucha a la gorge, com petit feust, mais ce fu en une vaine. Il se tourna d’autre part, et la mourut. A paine estoit le conte rentrez en sa chambre quant nouvelles li vindrent de cellui qui admenistroit a l’enfant sa viande, qui li dist :

« “Monseigneur, Gaston est mort.”

« – Mort ? dist le conte.

« – Me Diex, monseigneur, voire!”

« Le conte ne vouloit pas croire que ce feust verité. Il y envoia un sien chevalier qui la estoit decoste lie 2. Le chevalier y ala, et rapporta que voirement estoit il mort.

« Adonc fu le conte de Fois courrouciez oultre mesure, [222vb] et regreta son filz trop grande­ment. Et dist :

« “Haa ! Gaston ! com povre aventure ci a. A mal heure pour toy ne pour moy alas onques en Navarre veoir ta mere. Jamais je n’auray si parfaite joye comme je avoie devant.”

« Lors fist il venir son berbier et se fist reref tout jus, et se mist moult bas, et se vesti de noir, et tous ceulx de son hostel. Et fu le corps de l’enfant portez en pleurs et en cris aux Freres Meneurs a Ortais, et la fu ensepulturezg. Ainsi en ala que je vous compte de la mort Gaston de Fois. Son pere l’occist voirement, mais le roy de Navarre lui donna le coup de la mort3. »

 

§ 14.

Comment messire Pierre de Berne fut malade par fantosme, et comment la contesse de Bis­quaye4 sa femme se party de luih.

A ouir compter le compte a l’escuier de Berne de la mort au filz du conte de Fois, os je et prins a mon cuer grant pitié, et le plains moult grandement pour l’amour du gentil conte son pere que je veoie et trouvoie seigneur de si haulte recommendation, si noble, si large du sien donner et si courtois, et pour l’amour aussi du paÿs qui demouroit en grant contempti et par defaulte d’eritier5. Je prins a tant congié de l’escuier, et le remerciay de ce que a ma plaisance il avoit fait son compte. Depuis le vi je en l’ostel de Fois pluseurs fois, et eusmes moult de parlemens ensemble, et une fois li demanday de messire Pierre de Berne, frere bastart du conte, pour tant que il me sembloit un chevalier de grant volenté, se il estoit riches homs et point marié. Il me respondi :

« Marié est il voirement, mais sa femme ne ses enfans ne demeurent point avecques lui.

– Et pourquoy ? di je.

–Je le vous

  1. L’épaisseur de quelques millimètres, seulement. Sur les homicides rapportés dans le « Voyage en Béarn », voir K. Brownlee, « Mimesis, authority, and murder : Jean Froissart’s Voyage en Béarn », dans « Translatio studii” : Essays by his students in honor of Karl D. Uitti on his sixty-fifth birthday, éd. Renate Blumenfeld-Kosinski, Kevin Brownlee, Mary B. Speer et Lori J. Walters, Rodopi (Amsterdam / Atlanta, GA, 2000), 65-85.
  2. Decoste = prép. et adv. : « à côté de lui ».
  3. Un demi-siècle plus tard, Jean Juvénal des Ursins fournit une autre version de ces événements selon laquelle Charles II aurait persuadé le jeune Gaston d’empoisonner son père, Gaston étant éxécuté par la suite, sur ordre de ce dernier (Diverres, Voyage…, p.123 ; cf. Prince des Pyrénées, p. 214 : « le comte fit interroger son fils et examiner, lequel confessa la chose. Et pour ceste cause lui fit couper la tête »). Mais si Tucoo-Chala accepte bien la première partie de cette hypo­thèse, le remords de Fébus le fait croire que l’homicide aurait été involontaire : « Fébus aurait-il eu besoin d’imposer un silence absolu et d’implorer le pardon de Dieu dans son Livre des Oraisons si son fils avait été exécuté après une condam­nation justifiée, prononcée par un tribunal ? […] Selon le vieil écuyer ni le fils, un enfant dont la crédulité a été abusée par son oncle, ni le père qui avait simplement cherché à réprim­ander avec vigueur son héritier, ne sont véritablement coup­ables ; le responsable, c’est le roi de Navarre, mais aussi la Fatalité qui a provoqué inexorablement un drame terrible » (214-215).

    Sur le couvent des Frères Mineurs, voir Darrigrand, Orthez médiéval, p. 129.

    Étrange avatar littéraire de ce sombre récit « digne d’une tragédie antique » (id., Grand Prince médiéval, p. 118) que le roman d’Alexandre Dumas intitulé Monseigneur Gaston Fébus, éd. Tucoo-Chala, Atlantica (Biarritz, 2000). Le roman fut publié en 1839, en annexe à l’Acté de Dumas, t. II, 125-242, Corbeil, Imprimerie Creté et Librairie Dumont à Paris. Il contient la mort du jeune Gaston, le récit du démon familier du seigneur de Coarraze, la bataille d’Aljubarrota et une version plutôt gothique de la mort de Fébus lui-même.

  4. « Florence d’Aragon », femme de Pierre de Béarn (l’un des frères naturels de Fébus) aurait pu être une fille de l’infante Juan de Aragon et d’Isabelle Nuñez de Lara. Mais notre collègue espagnol M. José-Luis Martin nous apprend qu’il n’a trouvé aucune trace d’une fille de Juan et d’Isabelle nommée Florence ou autrement. Écrivant en 1454, l’auteur de la Chronique de Bisquaie, Lope García de Salazar, fait re­marquer : « E porque estas fijas de don Juan Nuñes de Lara [Juana et Isabelle] murieon sin fijos, fallescieron los señores de Vizcaya e de Lara e fincó el señorío de Vizcaya e de Lara en el rey don Pedro, que los tomó para sí ». Voir les Crónicas de Pedro López de Ayala, éd. J.-M. Martin (Barcelona, 1991), ch. VII.
  5. Se retirant à Pau où il composa le Livre des Oraisons, Fébus ne retourna au château Moncade à Orthez que quatre ans plus tard (Grand Prince médiéval, p. 118).