223v

[223va] quatre de ses chiens et navrez pluseurs, tant que tous les autres le redoubtoienta. Adonc prinst messire Pierre de Berne une espee de Bourdiaux1 que il portoit, et s’en vint ireusement, pour la cause de ses chiens que il veoit mors, assaillir le dit ours, et la se combati a lui moult longuement, et en fu en grant peril de son corps, et reçut grant paine ain­çois qu’il le peust desconfire. Finablement il le mist a mort, et puis retourna a l’ostel en son chastel de Languidendon2 en Bisquaie, et fist aporter l’ours avecques lui. Tous et toutes se merveilloient de la grandeur de la beste, et du hardement du cheva­lier, comment il avoit osé assaillir et desconfire.

« Quant sa femme la contesse de Bisquaie le vit, elle se pasma et monstra que elle eust trop grant douleur, si fu prinse de ses gens et portee en sa chambre, et fu ce jour et la nuit ensuivant et tout le lendemain durement desconfortee, et ne vouloit dire que elle avoit. Au tiers jour elle dist a son mari :

«“Monseigneur, je n’aray jamais santé jusques a ce que j’aye esté en pelerinage a Saint Jaques. Donnez moy congié d’y aler, et que je y porte Pierre mon filz et Andriene ma fille, je le vous requier.”

« Messire Pierre lui accorda trop legierement. La dame se parti en bon arroy et emporta et fist porter devant li tout son tresor, or, argent et joyaulx, car bien savoit que plus ne retourneroitb, mais on ne s’en prenoit point garde. Toutefois fist la dame son voyage et pelerinaige, et prinst achoi­son d’aler veoir le roy de Castille3 son cousin, et la royne, et vint devers eulx. On lui fist bonne chiere. Encores est elle la, et ne veult point retour­ner ne renvoier ses enfans. Et vous di que en la propre nuit dont le jour messire Pierre avoit chacié et tué l’ours et occis, endementres que il se dor­moit en son lit, ceste fantasie [223vb] [lui advint]c. Et veult on dire que la dame le savoit bien, sitost comme elle vit l’ours, et que son pere l’avoit chacié une fois, et en chaçant une voix li dist, et si ne vit riens :

«“Tu me chaces, et si ne te vueil nul dom­maige, mais tu mourras de male mort.”

« Dont la dame ot remembrance de ce quant elle vit l’ours, par ce qu’elle avoit oÿ dire a son pere, et li souvint voirement comment le roy dam Pietre l’avoit fait decoler et sans cause, et pour ce se pasma elle, ne jamais pour celle cause n’amera son marid, et tient et maintient que encores lui mescherra du corps avant qu’il muire, et que ce n’est riens de ce qu’il fait envers ce qu’il li avendrae.

« Or vous ay je compté de messire Pierre de Berne, dist l’escuier, selonc ce que vous m’en avez demandé, et c’est chose toute veritable, car ainsi en est et ainsi en advint, et que vous en semble ? »

Et je, qui tout pensif estoie pour la grant mer­veille, respondi et dis :

« Je le croy bien, et ce puet bien estre. Nous trouvons en l’escripture que anciennement les dieux et les deesses a leur plaisance muoient les hommes en bestes et en oyseaux, et aussi bien faisoient les femmes. Aussi puet estre que cel ours avoit esté un chevalier chaçant es forests de Bisquaie, si courrouça ou dieu ou deesse en son temps, pourquoy il fu müez en fourme d’ours, et faisoit la sa penitance, si comme Atteon4 fu müez en cerf5.

– Acteon ? respondi li escuiers, doulz mai­stres, or m’en comptez le compte, et je vous en pri.

– Volentiers, di je, selon les anciennes escrip­turesf.

« Nous trouvons escriptg que Atteon fu un appert, faitiz et jolis chevalierh, et amoit le deduit des chiens sur toute riens, dont il advint une

  1. Au Moyen Âge, la ville de Bordeaux était réputée pour la qualité des épées qu’on y fabriquait (réputation acquise grâce en large mesure aux chansons de geste, pourtant).
  2. Château fort et résidence de Pierre de Béarn, en Biscaye, prov. basque d’Espagne. Peut-être Lequeitio (basque Lekei­tio), sur la côte septentrionale.
  3. Jean 1er et sa femme, Béatrice de Portugal.
  4. Actéon, chasseur du mythe grec (Ovide, Métamorphoses, Livre III ; voir cependant la note suivante).
  5. Sollicité pour son opinion d’homme de lettres, Froissart propose à l’écuyer l’auctoritas que fut, au XIVe siècle, l’Ovide moralisé (éd. Ch. de Boer, 5 vols [Amsterdam, 1915-1938] ; voir à ce propos l’article « Ovide », signé Francine Mora, DMA, p. 1031, ainsi que O. Grlic, « Vernacular and Latin readings of Ovid’s “Metamorphoses” in the Middle Ages », Dissertation Abstracts International, 53, 1992, p. 1509A).