227v

[227va] puisoient et emportoient amont en la ville sur leurs testes. Je me mis en paine1 pour l’avoir, et prins cinquante compaignons de la garnison du Chastel Cuillier, et chevauchasmes tout un jour par bois et par bruieres, et la nuit ensuivant. Et environ mienuit je mis une embusche assez pres de Turie, moy .vje.a tant seulement2. En habit de femmes et cruchesb en noz mains venismes en une praerie assez pres de la ville, et nous muçasmes en une mule de foinc, car il estoit environ la Saint Jehan3 en esté, que on avoit fané et fauchiéd. Quant l’eure fu venue que la porte fu ouverte et que les femmes commen­çoient a venir a la fon­taine, chascun de nous prinst sa cruchee et les empleismes, et puis nous meismes au retour vers la ville, noz visaiges enve­lopez de cueuvrechiefz. Jamaiz on ne nous eust congneuz. Les femmes que nous encontrions nous disoient :

« “Haa ! sainte Marie ! que vous estes matin levees !”

« Nous respondions en leur langaige a fainte voix : “C’est voir !”4 et passions oultre, et ve­nismes ainsi tous sixf a la porte. Quant nous y feusmes venus, nous n’y trouvasmes autre garde que un savetier qui mettoit a point ses fourmes et ses rivésg. Li uns de nous sonna un cornet pour attraire noz compaignons qui estoient en l’em­busche. Le savetier ne s’en donna garde. Bien oÿ[t]h le cornet sonner, et demanda a nous :

« “Femmes, harou ! Qui est ce la qui a sonné ce cornet ?”

« Li uns respondi et dist :

« “C’est un prestre qui s’en va aux champs. Je ne sçay s’il est curé ou chappellain de la villei.

– C’est voirs, dist il, c’est messire François nostre prestre ; trop volentiers va au matin aux champs pour querre les lievres.”

« Tantost incontinent, noz compaignons ve­nus, entrasmes en la ville ou nous ne trou­vasmes onques homme qui meist main a l’espee, ne soy a defense.

« Ainsi prins je la ville [227vb] et le chastel de Turie, qui m’a fait plus de proufit et de revenue par an, et tous les jours quant il venoit a point, que le chastel et toutes les appendences d’icelui a vendre au plus destroit et plus chier ne valentj. Or ne sçay a present que j’en doie faire, car je sui en traictié devers le conte d’Ermignac5 et le daulphin d’Auvergne6, qui ont puissance expresse depar le roy de France de acheter les villes et les fors aux compaignons qui les tiennent en Auvergne, en Roergue, en Quersin, en Lymosin, en Pierregort, en Albigois, en Agenk 7, et a tous ceulx qui font guerre, et ont fait, au tiltre du roy d’Engleterre, et pluseurs se sont ja partis et ont rendu leurs fors. Or ne sçay je se je rendray le mien. »

A ces motz respondi le bourc de Campane, et dist :

« Cousin, vous dictes voir. Aussi pour le fort de Carlac que je tieng en Auvergne sui je venu aprendre des nouvelles a Ortais en l’ostel du conte de Fois, car messire Loÿs de Sancerre, mareschal de France, doit ci estre temprement. Il est tout quoy a Tharbe, ainsi que je ay ouy dire a ceulx qui l’i ont veü. »

A ces motz demanderent ilz le vin. On l’apor­ta, et beusmes ; et puis dist le Bascot de Maulion a moy :

« Messire Jehan, que dictes vous ? Estes vous bien enfourmez de ma vie ? Je ay eu encores assez plus d’aventures que je ne vous ay dit, desquelles je ne puis ne ne vueil pas de toutes parler.

– Par ma foy, di je, sire, ouil. »

 

§ 17.

Comment un nommé Lymosin se rendi Fran­çois, et comment il fist prendre Loÿs Raimbaut pour la villenie qu’il lui avoit faicte a Brudel.

Encores le remis je en parole et lui demanday de Loÿs Rainbaut, appert escuierm et grant capi­taine de gens d’armes, pour tant que je l’avoie

  1. L67 et P475 : « Je me mis en ce parti d’armes et en tel assay que ».
  2. « Moi et cinq autres, seulement ».
  3. La fête de la Saint Jean-Baptiste, donc le 24 juin.
  4. Le Bascot de Mauléon (ou son interlocuteur) se surpasse dans ce récit de la prise d’un lieu fort grâce au recours au déguis­ement ; on en trouve bien d’autres ailleurs dans les Chroniques, les plus savoureux se rencontrant dans le troisième Livre.
  5. Jean III, comte d’Armagnac.
  6. Béraud III, dauphin d’Auvergne, protecteur de Froissart. † 1400.
  7. L’Agenais, région de l’Aquitaine.