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[241va] des Espaignolz. Voirs est que a cheval, de premiere venue ilz sont de grant bobant et de grant couraige et haultain a leur avantaige, et se combatent assez bien a cheval, mais sitrestost comme ilz ont gettéa deux ou trois dardes et donné un coup d’espee, et ilz voient que leurs ennemis ne se desconfissentb, ilz se doubtent et retournent les frains de leurs chevaulx et se sauvent, qui sauver se puet. Et la endroit jouerent ilz de tel mestier1, car ilz trouverent leurs ennemis durs et fors et aussi fres a la bataille comme point ilz avoient esté devantc, dont ilz furent esmerveilliez et encores plus que nulles nouvelles ne oioient de nulz de ceulx de l’avantgarde, ne que ilz estoient devenuzd. La furent Espaignolz en dure vespree, et la fortune de la bataille male et perilleusee pour eulx, car tous ceulx qui entrerent ou fort des Luse­bonnois par vaillance et pour faire fait d’armes furent tous mors, ne on ne prenoit homme nul a raençon, tant feust hault ne noblef 2, car ainsi l’avoient les Lusebonnois ordonné, car ilz ne se vouloient point chargier de nul prisonnierg 3. Si furent la mors et occis sur la place des gens du roy de Castille – et tous haulx barons – tous ceulx qui s’ensuivent : messire Dagomés Mendrich, messire Digo Persement, messire dam Pierre de Re­forment, messire Marich de Versaulx, le grant maistre de Calestrave et un sien frere qui fu ce jour la fait chevalier qui s’appelloit messire Digo­morés, messire Pierre Goussart de Mondesque, damp Ferrant de Valesqueh, dam Pierre Goussart de Souillei, damp Jehan Radigo de Horésj, le grant maistre de Saint Jaque, maistre Radigo de la Rosellek 4, et bien .lx. barons et chevaliers d’Es­paigne ; ne [241vb] onques a la bataille de Nadres5 ou le prince de Galles desconfit le roy damp Henry il n’y ot mort tant de noble gent de Castille comme il y ot a la besongne de Juberot qui fu en l’an de grace Nostre Seigneur mil .ccc. .iiijxx. et cinq par un samedi le jour de la Nostre Dame de mi aoust6.

Quantl le roy de Castillem entendi et vit que ses gens se desconfisoient ainsi, et que l’avant­garde estoit toute nettement desconfite sans re­couvrier, et que messire Regnault Lymosin son mareschal estoit mort, et toute la noble chevalerie tant de son royaume comme de France qui le estoient venu servir de moult grant volenté, si fu durement courrouciez et ne sceut quel conseil prendre, car il veoit ses gens fouir de toutes pars et eulx desconfire, et oioit que on lui disoit :

« Monseigneur, partez vous, il est temps. La chose gist en trop dur parti. Vous ne pouez pas tout seul desconfire voz ennemis ne recouvrer voz dommaiges. Voz gens fuient de tous costez, chas­cun entent a soy sauver. Or vous sauvez aussi, se vous faictes que saiges ! Se la fortune est huy contre vous, une autre foiz vous l’aurez meilleur. »

Le roy de Castille crut conseil et changa che­val et monta sur un coursier fres et nouvel que on lui ot appareillié, sur le quel nul n’avoit monté ce jour, le quel coursier estoit grandement bon a la course et legiern. Si feri le roy des esperons et tourna le dos aux ennemis, et retourna vers Saint Irain ou retournoient les fuians et ceulx qui se vouloient sauver. Il advint que ce jour le roy

  1. Froissart (ou son informateur) ne se montre guère favor­able aux Castillans, mais souligne aussi plus loin l’esprit pragmatique des Anglais associés à l’armée portugaise, qui espéraient tirer avantage de rançons obtenues de ceux qu’ils auraient vaincus.
  2. C’est-à-dire qu’on ne prenait aucun prisonnier, même noble (pour qui une forte rançon aurait normalement été versée).
  3. Les dangers qu’on courait à essayer de faire des prison­niers au plus chaud de la bataille étaient bien connus. En cette occasion la victoire comptait avant tout.
  4. Rodrigue de la Roselle avait été l’un des amiraux castillans présents à la bataille navale au large de La Rochelle en 1372.
  5. Nájera, où l’armée du prince de Galles l’emporta sur celle du roi Henri de Castille, en avril 1367 (Sumption, Trial by Fire…, 551-7 et Index).
  6. La bataille eut lieu le mardi 15 août (fête de l’Assomption de la Vierge). Le village d’Aljubarrota se trouvait près d’Alco­baça (Leiria), au nord de Lisbonne.