243v

[243va] la maniere et condicion de son frere le conte, se teust un petit, et le conte – qui desiroit a esclarcir son couraige, car trop longuement avoit porté son annoy – reprinst encores sa parole et parla plus hault qu’il n’avoit fait la premiere foiz, et dist :

« Par Dieu, messire [Ernault]a, il est ainsi que je vous di, et hastivement nous en arons nou­velles, mais onques le paÿs de Berne ne perdi tant puis cent ans en un jour comme il a perdu a ceste fois en Portingal. »

Pluseurs chevaliers et escuiers qui estoient la presensb qui oïrent et entendirent le conte, not­terent et gloserent ses paroles, et dedens .x. jours aprés on en sceut la veritéc par ceulx qui a la be­soigne avoient esté et qui racompterentd pre­mierement au conte, et aprés ensuivant a tous ceulx qui oïr les vouloient, toutes les choses en la fourme et maniere comme a Juberot elles avoient esté. Lors renouvella le dueil du conte et de ceulx du paÿs lesquelz y avoient perdu leurs freres, leurs peres, leurs enfanse et leurs amis.

« Sainte Marie ! di je a l’escuier qui me comp­toit son compte, et comment le pot le conte de Fois sitost savoir ne presumer que du jour a l’ende­main ? Je le sauroie volentiersf.

– Par ma foy, dist li escuiers, il le sceut bien ainsi comme il apparut.

– Dont est il devin, di je, ou il a les messa­giers qui chevauchent avecques le vent … Aucun art fault il qu’il ait ! »

Et li escuier commença lors a rire, et dist :

« Voirement fault il que il le sache par aucune voie de ingromancieg 1 ; point ne savons en ce païs, au voir dire, comment il use, fors que par ymaginacion.

– Et, beau doulz sire, di je, l’ymaginacion que vous y pensez, vueilliez la moy dire et desclairier, et je vous en sauray bon gré. [243vb] Et se ce est chose qui appartiengne a celer, je le celeray bien, ne jamais – tant que je soye en ce païs – je n’en ouvreray ma bouche2.

– Je vous en pri, dist l’escuier, car je ne vouldroie que on sceust que je l’eusse dit. Si en parolent bien les aucuns en couverth quant ilz sont entre leurs amis. Adonc me traist il en un anglet de la chappele du chastel a Ortais, et puis commença a faire son compte et dist ainsii:

« Il puet avoir environ .xx. ans que il regnoit en ce païs un baron qui s’appelloit de son nom Rainmon, seigneur de Corasse. Corasse – que vous l’entendez – est un chastel et une villej a sept lieues de ceste ville de Ortais. Le sire de Corasse pour le temps dont je vous parle avoit un plait3 en Avignon devant le pape, pour les dismes4 de l’eglise de sa ville, a l’encontre d’un clerc de Casteloigne, le quel clerc estoit en clergie tres­grandement bien fondez, et clamoit a avoir grant droit en ces dismes de Corasse qui bien valoient de revenue cent florins par an, et le droit qu’il y avoit, il le monstra et prouva, car par sen­tence diffinitive pape Urbain .V.e5 en consistoire general en determina et condempna le chevalier, et jugea pour le clerc en son droit. Le clerc, de la derraine sentence du pape, leva lettre et prinst possession, et chevaucha tant par ses journees que il vint en Berne, et monstra ses lettres et se fist mettre par la vertu des bulles du pape en pos­session de ce dymage. Le sire de Corasse ot grant indignacion sur le clerc et sur ses besoignes, et vint au devant et dist au clerc :

« “Maistre Pierre, ou maistre Martin – ainsi comme on l’appelloit – pensez vous que

  1. La nécromancie.
  2. La discrétion de Froissart est bien celle d’un journaliste avant la lettre ; du moins a-t-il bien tenu sa parole.
  3. Cause ou plaidoirie devant un tribunal ecclésiastique.
  4. La dîme, ou dixième partie de la récolte ; forme de revenu.
  5. Urbain V, pape 1362-70. L’épisode raconté par Froissart avait donc dû avoir ses débuts bien des années plus tôt.