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[252va] paÿs1 a, car tout le royaume d’Ermenie dont il se nommoit roy estoit conquis et gaignié excepté un fort chas­tel seant en mer que on dit Courch2, et le tiennent les Genevois3 pour tant que le chastel leur est une clef et une issue et entree par mer en alant en Alixandrie4 et en la terre du soudant5, car partout vont Genevois et Venitiens marchander parmi les treuz6 que ilz paient jusques en la Grande Ynde7, la terre au prestre Jehan8, et partout sont ilz bienvenus pour l’or ou l’argent qu’ilz portent ou pour les marchandises que ilz eschangent en Alixandr[i]eb, au Caire, a Damas ou ailleurs qui besoignent aux Sarrazins, car ainsi fault il que le monde se gouverne, car ce qui point n’est en un païs est en l’autre, et pour tantc sont congneues toutes choses9. Et ceulz qui vont le plus loing et qui plus s’aventurent sont Genevois ; et vous di que ilz sont par dessus les Veniciens seigneurs des pors et des mers, et les craignent plus et doubtent les Sarrazins que nulles autres gens, car par mer ce sont vaillans hommes et de grant fait, et oseroit bien envahir et assaillir une gallee de Genevoiz armez .iiij. galees de Sarra­zins. Si eussent les Turs et les Tart[r]es trop grant dommaige porté par pluseurs foiz a la crestienté se Genevois ne feussent, mais pour tant qu’ilz ont la renommee d’estre seigneurs des mers qui mar­chissent aux mescreans, ilz ont tousjours .L. que galees que grosses nefs armees courans par mer qui gardent les isles, premierement l’isle de Chipre, l’isle de Roddes, l’isle de Scied 10 et toutes les bondes de mer et de Grece jusques a la Tur­quie, [252vb] et tiennent la ville et le chastel de Pere11 qui sciet en mer devant la cité de Constan­tinoble et le font garder a leurs fraiz, coulz et des­pense, et le rafreschissent trois ou quatre foiz l’an et garnissent de ce qu’il leur est necces­sitéf. Les Tartres [et] (les) les Tursg y ont aucunefoiz essaié comment ilz le peussent avoir, mais ilz n’en pevent venir a chief, ainçois quant ilz y sont venus, y ont plus mis que prins, car Pere sciet sur vive rocheh, et n’y a que une seule entree, et celle les Gene­vois ont fortifiee trop grandement. Encores tiennent li Genevois un petit pardela Pere la ville et le chastel de Jasoni 12 qui est trop noble chose et trop grant proufit pour eulx, et pour les paÿs cres­tiens marchissans, car sachiez que se Pere et Jason, Sciej et Roddes n’estoient, avecques l’aide des Genevois, les mescreans vendroient courir jusques a Gaiete13, voire jusques a Napples, au port de Cornet14 ou a Romme, mais ces garnisons qui sont tousdis bien pourveues de gens d’armes et de Genevois, de navire[s]k et de gallees armees leur saillent audevant, pour la quele doubte ilz ne s’osent aventurer, fors que sur les frontieres de Constantinoble en alant vers la Hongrie et la Bou­guerie15 l. Et se le noble roy de Chippre, Pierre de Luzegnon16 qui fu si vaillant homme et de si haulte emprinse, et qui conquist la grant cité d’Alixandr[i]em, et Satalie17 n, eust longuement vescu, il eust tant donné a faire au soudant et aux Turs que depuis le temps Godefroy de Buillon18 ilz n’eurent autant a faire comme ilz eussent eu,

  1. Chassé de son royaume par les armées du sultan mamelouk d’Égypte, qui contrôlait alors Égypte et Syrie, il fut fait prisonnier par l’émir d’Alep et enfermé au Caire en 1375 ; obtint sa liberté le 7 octobre 1382 grâce à l’intervention de Clément VII et du roi de Castille, Jean 1er (qui lui donna les seigneuries de Madrid, Villareal et Andujar).
  2. Courch : entre 1361 et 1448, Gorhigos/Korykos/Kyrkalesi sur la côte d’Arménie, fut tenu non pas par les Génois mais bien par le roi de Chypre.
  3. Les Génois.
  4. Alexandrie, en Égypte.
  5. Le sultan mamelouk d’Égypte, qui contrôlait alors l’Égypte et la Syrie.
  6. Treuz : tributs ou taxes.
  7. La grande Ynde : il s’agirait peut-être de la partie septentrionale du sous-continent, étant donné que le royaume merveilleux du Prêtre Jean s’étendait (croyait-on alors, à la suite de l’évêque Othon de Freising) au-delà de la Perse et de l’Arménie ; on croyait qu’il était traversé par un fleuve prove­nant du Paradis, charriant émeraudes, saphirs et rubis. Marco Polo situait ce royaume entre les Indes et la Mongolie, alors que la cartographie occidentale du XVe siècle le situe en Éthiopie, où se rendent des évangélistes jésuites.
  8. Le Prêtre Jean, personnage légendaire ; roi chrétien nestorien dont on évoque pour la première fois vers 1145 les victoires contre les paiens, il fut peut-être l’écho du khan mongol du Turkestan ou bien celui du négus d’Abyssinie. Vers 1175 commence à se répandre en manuscrit une Lettre du Prêtre Jean en latin qui sera reproduite jusqu’au XVe siècle. Le personnage disparaît de l’histoire vers 1632, avant de réapparaître chez Rider-Haggard et (plus récemment encore) Umberto Eco dans le roman Baudolino. Voir C.F. Beckingham et B. Hamilton, Prester John, the Mongols and the Ten Lost Tribes (Aldershot, 1996), ainsi que L.F. Thomaz, « Entre l’histoire et l’utopie : le mythe du Prêtre Jean », dans Les civilisations dans le regard de l’autre, Actes du colloque international, Paris, 13 et 14 décembre 2001, UNESCO (Paris, 2002), 117-142.
  9. Lieu commun, aujourd’hui ; mais l’expression traduit bien chez Froissart une certaine ouverture d’esprit ainsi que sa conscience de l’importance des relations internationales, tout aussi bien que des mécanismes contre-balançants du com­merce.
  10. Khios en Grèce.
  11. Péra, extension génoise de la ville de Galata ; aujourd’hui Beyoglu, centre-ville d’Istanbul, entre la Corne d’Or et le Bosphore, en face de Constantinople.
  12. Renvoi, peut-être, aux Argonautes – censés avoir navigué la côte méridionale du Pont-Euxin (la Mer Noire) ; mais le site mentionné se trouve près de Péra. Il s’agirait peut-être quand même de Samsun sur la Mer Noire, à l’est d’Istanbul (voir A. Bryer et D. Winfield, The Byzantine Monuments and Topo­graphy of the Pontos, Dumbarton Oaks Studies 20 (Washing­ton D.C., 1985), I, 92-95 et 119-123.
  13. Gaëte, Italie, port se trouvant au nord de Naples.
  14. Tarquinia ou Tarquinia Corneto, au nord-ouest de Rome (à 90km).
  15. La Bulgarie.
  16. Pierre 1er de Lusignan, patron du chroniqueur, né en octobre 1328, roi de Chypre (1358-1369) ; s’empara d’Alexan­drie en octobre 1365 lors de sa croisade contre le sultan mamelouk d’Égypte ; mourut en janvier 1369, à Nicosie, assassiné par Jacques de Lusignan, prince d’Antioche. Voir, à propos de Pierre 1er de Lusignan et de Léon, roi d’Arménie: M.-Th. De Medeiros, Hommes, terres et histoire des confins. Les marges méridionales et orientales de la Chrétienté dans les Chroniques de Froissart, Honoré Champion, coll. « Essais sur le Moyen Âge » 30 (Paris, 2003), 206-230. Consulter aussi P.W. Edbury, The Kingdom of Cyprus and the Crusades, 1191-1374 (Cambridge, 1993).
  17. Antalya/Satalie, cité en Turquie (anc’t Pamphylie, puis Adalia) sur la côte méridionale ; prise en 1361 et occupée par les Lusignan jusqu’en 1373.
  18. Godefroy de Bouillon (1061-1100), l’un des chefs de la première croisade (1095-99), mort en 1100.