217r

[217ra] mais il couvenoit et aussi il appartenoit que il devenist son homme et le tenist de la couronne de France. Le conte de Fois remercia grandement le roy de la grant amour que il lui monstroit et du don sans requeste que il lui envoioit. Mais onques pour chose que messire Rogier d’Espaigne sceust ne peust dire ne mons­trer, le conte de Fois ne voult retenir le don ; mais il retint le chastel de Mauvoisin pour tant que c’est franche terre et que le chastel ne la chastellerie ne sont tenu de nullui fors de Dieu, et aussi, ancien­nement ce avoit esté son heritaige.

« Le roy de France, pour lui complaire par le moien du duc d’Anjou, li donna ; mais le conte de Fois jura et proumista que il le tendroit par tele condicion que jamais n’y mettroit homme qui mal voulsist au royaume de France. Et au voir dire il l’a fait bien garder, et se doubtent ceulx de Mauvoisin autant des Anglois que font les autres garnisons françoises de Gascoigne, excepté que les Bernois n’oseroient courroucier le conteb de Fois. »

 

§ 12.

De la paix qui fut faite entre le conte de Foix et du duc de Berry1, et le commencement de la guerre qui fut entre le conte d’Armignac et cilz de Foixc.

Des paroles que messire Espaeng de Lion me comptoit estoie je tout resjouyd 2, car elles me venoient grandement a plaisance, et toutes trop bien les retenoie. Et sitost que nous estions des­cendus ensemble es hostelz, je les escrisoie, feust de soir ou de matin, pour en avoir miex la memoire ou temps a avenir, car il n’est si juste retentive que c’est d’escripturef 3. Et ainsi nous chevau­chasmes ce matin jusques a Morlens, mais avant que nous y venismesg, je le mis encore en paroles4 et dis :

« Monseigneur, je vous ay oublié a de­mander, [217rb] endementres queh vous m’avez compté des aventures de Fois et d’Ermignac, comment le conte de Fois se est sceu ne peu dissimuler contre le duc de Berry qui ot a femme la fille et la sueri du conte d’Ermignac, et se le duc de Berry lui en a fait point de guerre, et comment il s’en est portez.

– Comment, respondi le chevalier, je le vous diray. Ou temps passé le duc de Berry lui a voulu tout le mal du monde, et ne desiroit le duc sei­gneur du monde mettre a raison fors le conte de Foisj, mais maintenantk, parmi un moien dont vous orrez bien parler quant vous serez a Ortais, ilz sont bien d’accort.

– Et monseigneurl, di je, y avoit il cause que le duc l’eust en hayne ?

– M’aït Dieux, nenil, dist li chevaliersm, et je vous en compteray la cause.

« Quant Charles le roy de France, pere a ce roy Charles qui est pour le present5, fu trespas­sez de ce siecle, le royaume de France fu devisé en deux parties quant au gouvernement, car monseigneur d’Anjou, qui tendoit a aler oultre en Ytalie, ainsi que il fist, s’en deporta et mistn ses freres le duc de Berry et le duc de Bourgoigne. Le duc de Berry ot le gouvernement de Langue d’Ock6, et le duc de Bourgoigne7 la Langue d’Oïl et toute Picardieo. Quant cilz de la Langue d’Oc entendirent que monseigneur de Berry les gouverneroitp, si furent tous esbahi, especialment ceulx de Thoulouse et de la seneschaucie, car ilz sentoient le duc fol large, et prendroitq or et argent a tous lez et traveilleroitr trop fort le peuple. Et encores y avoit Bretons en Thoulousain, en Car­cassonnes et en Roergue que le duc d’Anjou y avoit laissiez, qui pilloient tout le paÿs. Et couroit renommee que le duc de Berry les y soustenoit pour maistrier les bonnes villes. Et n’estoit pas le duc en la Langue d’Oc pour le temps que je vous parle, mais estoit en la guerre de Flandres8 avec­ques le roy.

« Ceulx de Thoulouse, qui sont grans et

 

  1. Jean, duc de Berry, avait épousé Jeanne d’Armagnac, fille du comte Jean 1er et sœur du comte Jean II.
  2. Froissart reprend le récit…
  3. Toute première ébauche de ce qui deviendra un épisode de la chronique.
  4. L’expression employée nous dépeint l’empressement du chroniqueur à exploiter au maximum son interlocuteur pen­dant qu’il en est encore temps.
  5. Il s’agit respectivement de Charles V (1364-80) et Charles VI (1380-1422).
  6. Le Languedoc, pays du sud-ouest de l’ancienne France, correspondant aux départements modernes de la Haute-Garonne, de l’Aude, de la Lozère et de la Haute-Loire.
  7. Philippe dit « le Hardi », duc de Bourgogne (1364-1404).
  8. Ces guerres, entraînant la France, la Bourgogne, la Flandre et l’Angleterre, eurent lieu entre 1379 et 1385. Pendant l’automne de 1382, le duc de Berry était en Flandre avec son frère de Bourgogne et le roi Charles VI.