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[223ra] diray, dist li escuiers. Messire Pierre de Berne a de usaige que nuit en dormant il se relieve et s’arme, et trait son espee et se combat, et ne scet a qui, voire se on n’est trop soigneux de li1. Mais ses chambrelans et ses varlésa qui dorment en sa chambre et qui le veillent, quant ilz l’oent ou voient, ilz [lui]b vont au devant et l’esveillent et li dient comment il se main­tient, et il leur dit qu’il n’en scet riens et qu’ilz mentent. Et aucune fois on ne lui laisse nulles armeures ne espee en sa chambre, mais quant il se relevoit et nulles il n’en trouvoit, il menoit un tel terribouris et tel brouillis quec il sembloit que tous les deables d’enfer feussent la dedens avecques luid, si que pour le miex on les lui a laissiez, car parmy ce il s’oublie a lui armer et desarmer, et puis s’en reva couchier.

– Et tient il grant terre, demanday je, depar sa femme ?

– En nom Dieu, dist li escuiers, oïl, mais la dame par qui le heritaige vient, possesse des proufiz, et n’en a messire Pierre de Berne que la quatriesme partie.

– Et ou se tient la dame ?

– Elle se tient, dist il, en Castille avecques le roy son cousin, et fu son pere conte de Bisquaie2, et estoit cousin germain du roy dam Pietre qui fu si cruel3, le quel roys dam Pietre le fist mourir, et vouloit aussi avoir par devers lui ceste dame pour la emprisonner, et saisi toute sa terre. Et tant comme il vesqui, la dame n’y ot riens, et fu dit a la dame, qui s’appelle contesse de Bisquaie, quant son pere fu mort :

«“Dame, sauvez vous, car se le roy dam Pietre vous tient, il vous fera mourir ou mettra en prison, tant est fort courrouciez sur vous, pour tant que vous devez avoir dit et tesmoignié que il fist mourir en son lit la royne [223rb] sa femme4, la suer au duc de Bourbon et a la royne de France. Vous en estes mieulx creue que nulle autre, car vous estiez de sa chambre.”

« Pour celle doubte la contesse Florence de Bisquaiee se parti de son paÿs a petite compaignief, ainsi que usaiges est que chascun et chascune fuit la mort volentiers, et se mist ou païs des Bascles5 et passa parmi, et fist tant a grant paine que elle vint ceans devers monseigneur, et lui compta toute son aventure.

« Le conte, qui est a toutes dames et damoi­selles doulz et amoureux, en ot pitié et la retint, et la mist avecques la dame de Kerasse6, une haulte baronnesse en ce paÿs, et la pourvey de ce que il lui appartenoit. Messire Pierre de Berne son frere estoit lors jeune chevalier et n’avoit pas l’usaige qu’il a maintenant, [et] estoitg grandement en la grace du conte. Si fist le mariage de celle dame et de lui, et recouvra sa terre sitrestost comme il l’ot espousee et mariee. Et en a de la dame le dit messire Pierre filz et fille7, mais ilz sont en Castille avec la dame, car ilz sont encores jeunes, et ne les veult pas laissier la mere avecques le pere, pour la cause de ce qu’elle a grant droit a tenir et possesser de la greigneur part de sa terreh.

– Sainte Marie ! di je lors a l’escuier, et dont peut ores venir a messire Pierre de Berne celle fantasiei que je vous ay oÿ recorder, que il n’ose dormir seul en une chambre, et quant il est endor­mis il se relieve tout par li et fait telles escar­mouches ? Ce sont bien choses a esmerveillier.

– Par ma foy, dist l’escuier, on lui a bien demandé, mais il ne scet a dire dont il li vient, et la premiere foisj que on s’en apparçut, ce fu la nuit ensuivant d’un jour ouquel il avoit es bois de Bisquaie chacié a chiens un ours merveilleuse­ment grant8. Cel ours avoit occis

  1. Sur le somnambulisme de Pierre de Béarn et les rapports complexes qu’entretient cet épisode avec celui de Camel de Camois (personnage de roman, mais lui aussi somnambule) dans la version la plus récente du Meliador de Froissart, voir M. Zink, Froissart et le temps, P.U.F. (Paris, 1998), 112-113 ; voir aussi L. Harf-Lancner, « La merveille donnée à voir : la chasse fantastique et son illustration dans le livre III des Chroniques de Froissart », Revue des Langues Romanes 100, 2 (1996), 91-110 ; ead., « La chasse au blanc cerf dans le “Méliador” : Froissart et le mythe d’Actéon », Marche romane 30, 3-4 (1980), 143-152 ; ead., « Chronique et roman : les contes fantastiques de Froissart », dans Autour du roman. Études présentées à Nicole Cazauran, Presses de l’École Normale Supérieure (Paris, 1990), 49-65 ; et J.H. Grisward, « Froissart et la nuit du loup-garou. La “fantaisie” de Pierre de Béarn  :  modèle folklorique ou modèle myth-ique ?  », dans Le modèle à la Renaissance, éd. J. Lafond (Paris, 1986), 21-34. Curieuse Nachleben de cette affaire chez un célèbre poète anglais : voir D. F. Sadoff, « Erotic Murders : structural and rhetorical irony in William Morris’ Froissart poems », Victorian Poetry, 13 (1975), p. 11.
  2. Jean ou Juan, père de Florence.
  3. Pierre 1er de Castille, surnommé « le Cruel ».
  4. Pierre, disait-on, fut complice de la mort de sa propre femme, Blanche de Bourbon, sœur de Jeanne, épouse de Charles V, roi de France.
  5. Pays basque, région dont une partie est rattachée à la France et l’autre à l’Espagne.
  6. Peut-être la baronne de Coarraze en Béarn, cant. Nay-Bourdettes (Pyrénées-Atlantiques); voir P. Tucoo-Chala, Gaston Fébus et la vicomté de Béarn (1343-1391) (Bordeaux, 1959), p. 180 et p. 269. L’identification de cette dame de Ker­asse avec une baronne de Coarraze n’est pas forcément à rejeter, mais M. Martin nous rappelle que l’existence de Florence de Bisquaie (et a fortiori ses déplacements) soulève quand même des doutes…
  7. Pierre et Andrienne.
  8. À propos de cet épisode, consulter Zink (1998), p. 119, et id., « Froissart et la nuit du chasseur », Poétique 41 (1980), 60-77 ; repris dans id., Les Voix de la conscience. Parole du poète et parole de Dieu dans la littérature médiévale, Paradig­me (Caen, 1992), 117-134.