237v

[237va] tous preudommes et ne pensez point au fuir, car la fuite ne vauldroit riens. Vous estes trop loing de Luse­bonne, et avecques tout ce, en chace et en fuite n’a nul recouvrier, car trois en fuiant en abatroient et occirroient douzea. Monstrez huy que vous soiez gens d’arrestb et de prouesce, et vendez voz corps et voz membres aux espees et aux armeuresc, et ymaginez en vous que se la journee est pour nous, ainsi comme elle sera se Dieu plaist, nous serons moult honnourez, et parlera on de nous en pluseurs païsd ou les nouvelles iront, car tousjours on exaulce les victorieus et abaisse on les desconfis. Et pensez a ce que vous m’avez fait roy : si en devez estre plus hardis et plus couragieux. Et soiez tout certain que, tant comme ceste hache me durera en la main, je me comba­tray. Et se elle me fault ou brise, je recouvreray autre et monstreray que je vueil defendre et garder la couronne de Portingal pour moy, et le droit que je y ay par la succession de monseigneur mon frere1, la quele je di, et prense sur l’ame de moy, que on me travaillef a tort, et que la querelle est mienneg. »

Ah ces paroles respondirent tous ceulx de son païs qui oÿ l’avoient, et distrent :

« Sire roy, vostre grace et merci, vous nous admonnestez sagement et doulcement que nous soions tous preudommes, et que nous vous aidons a garder et defendre ce que nous vous avons donné, et qui est vostrei. Sachiez que tous demour­rons avecques vous, ne de la place ne partirons ou nous sommes arrestez, ne ne vide­rons, pour aventure qui nous viengne, se nous ne sommes tous mors. Et faictes un cri a vostre peuple qui ci est, car tous ne vous ont pas ouy parler, que nul n’ait sur la vie hardementj de fuir. Et se il y a homme de petit couraige qui n’ose [237vb] attendre l’aventure de la bataille, si se traie avant, et lui donnez bon congié de partir d’avecques les autres – car un mauvais cuerk en descouraige deux douzaines de bons2 – ou on leur face trenchier les testes en la presence de vous ; si donront exemple aux autres. »

Le roy dist :

« Je le vueil. »

Adonc furent deux chevaliers de Portingal ordonnez depar le roy d’encerchier tous les hommes qui la estoient, et aussi de eulx admon­nester et enquerrel se nul s’esbaïssoitm en atten­dant la bataille. Les chevaliers rapporterent au roy quant ilz retournerent que tout partout ou ilz avoient esté viseter par les connestablies, ilz n’y avoient trouvé homme [qui ne fust]n, par l’apparant que on en veoit, tous confortez pour attendre bataille.

« Tant vault mieulx », dist le roy.

Adonc fist le roy demander parmi l’ost que quiconques vouloit devenir chevalier, si se traisist avant, et il lui donroit l’ordre de chevalerie en l’on­neur de Dieu et de saint George3. Et me semble, selon ce que je fus enfourmez, que il y ot la faiz soixante chevaliers nouveaulx, desquelz le roy ot grant joye, et les mist ou premier front de la ba­taille et leur dist au departir de luy :

« Beaux seigneurs, l’ordre de chevalerie est si noble et si haulte que nul cuer ne doit penser, qui chevalier est, a ordure ne a vilté ne a couar­dise, mais doito estre fier et hardi comme un lionp, quant il a le bacinet en la teste et il voit ses enne­mis. Et pour ce que je vueil que vous mons­trez huy prouesce la ou il appartendra a monstrer, je vous envoie et ordonne ou premier chief de la bataille. Or faites tant que vous y aiezq honneur, car autre­ment voz esperons ne seroient pas bien assis. »

Chascun nouveau chevalier respondoit a son tour et disoit en passant oultre devant le

  1. Fernand 1er, roi de Portugal jusqu’à sa mort en 1383.
  2. Proverbe ; Hassell, p. 162, no M102 (circa 1390, Froissart, Chroniques, SHF XII, 149 : « Car ung mauvais en descoraige deux douzaines de bons »). Cf. Whiting H291.
  3. Saint patron (universellement reconnu) de la chevalerie.