254r

[254ra] autant le doubtent bien et craignent le soudan de Babilloine et le taken de Tartarie. Et eust le taken, si comme on suppose, et que j’ay oÿ dire aux Tartres, trop plus sousmis l’empire et l’empereur de Constantinoble, se ce ne feust ce que il doubte l’Amorath Baquin, car il congnoist bien la nature de l’Amorath que sitost que il scet un plus grant de lui, il n’aura jamais joie ne bien si l’aura sousmis et subjugué. Et pour ce ne veult pas le taquen faire sur Constantinoble tout ce que faire bien pourroit se il vouloita.

– Et cel Amorath Baquin a il grant gent avec­ques lui ?

– Oïl voir, il n’est onques si seul ne ne fu, passé a .xxx. ans, que il ne maine bien cent mille chevaulx en sa compaignie, et tousjours est il logiez aux champs, ne ja ne se mettra en bonne ville, et pour son corps il a .x. milb Turcs qui le servent et gardent ; et ou qu’il voist, il mainne son pere avecques lui.

– Et quel aage puet avoir l’Amorath ?

– Il a d’aage bien .lx. ans1, et son pere .iiijxx. .x.2 Et aime l’Amorath Baquin grandement la langue françoise et ceulx qui en viennent, et dit que de tous les seigneurs du monde il verroit le plus volentiers le roy de France, et aussi l’estat et l’ordonnance du roy de France. Et quant on lui en parole on lui fait grant bien et en recommende tresgrandement les seigneurs.

– Et cel Amorath Baquin, pourquoy tient il en paix le taquen quant il est si grant conquereur ?

– Pour tant, dist il, que le taquen le craint et ne lui oseroit faire guerre, et a certaines villes et certains pors en Tartarie qui rendent a [254rb] l’Amorath Baquin grant treu tous les ans ; et aussi ilz sont d’une loy, si ne veult pas destruire sa loyc. Et la chose dont il s’est pluseurs foiz esmerveilliez, c’est de ce que les crestiens guerroient et des­truisent ainsi l’un l’autre3, et dient entre eulz que ce n’est pas chose deue ne raisonnable a destruire gens d’une loy et d’une foy l’un l’autred, et pour tant s’est il mis en grant volentée pluseurs foiz de venir a grant puissance en crestienté, et conquerir tout devant lui. Et mieulx me vaulsist assez que il m’eust aqueillis et conquis de guerref, aussi feist il a tout mon païs, que le taquen de Tartarie. »

On demanda au roy d’Ermenie pourquoyg, et il respondi ainsih :

« L’Amorath Baquini est un sires de noble condicion, et se il estoit plus jeune .xxx. ans que il n’est, il seroit tailliez de moult faire grans conquestes la ou il se vouldroit trairej, car quant il a conquis un païs ou une ville ou une seigneuriek, il n’en demande que l’ommage, il laisse ceulx en leur creance, ne onques ne bouta – ne ja ne fera – homme hors de son heritaige. Il n’en demande que a avoir la souveraine dominacion, pourquoy je di que, se il eust conquis le royaume d’Ermenie si comme li Tartrel ont fait, il m’eust tenu en paix et mon royaume en nostre foy et en nostre loym parmi la recongnoissance que je li eusse faicte de le tenir a souverain seigneur, si comme aucuns haulx barons qui marchissent a lui font qui sont Grecs et crestiens4, qui l’ont prins a souverain seigneur pour leur oster hors de la doubte du soudann et du taquen de Tartarie.

– Et qui sont cil seigneur ? fu il demandé au

  1. Mourad naquit en 1326 et mourut en 1386.
  2. Le père de Mourad 1er, Orkhan (1288-1359), régna entre 1324 et 1359 et mourut en 1360 à l’âge de 75 ans.
  3. Cette critique du Schisme, pour être indirecte, n’en est pas moins cinglante.
  4. C’est-à-dire, orthodoxes.