203r

[203ra] maistre [d’Avis]a, et fu couronnez solennelment en l’eglise cathedralb de Connimbres en roy, par l’accordc et puissance de toute la communaulté du païs, et il jura a tenir et garder justice et son peuple en droitd. Et recon­gnut toutes les franchises anciennement faictese que le peuple avoit bonnes, et demourer et d’aler avec eulxf, dont ilz eurent grant joyeg.

§ 4.

Comment le roy de Castille aveque les Espai­gnols assegerent Luxebonne ou le roy de Por­tingal estoit, et du secours qu’il manda en Angleterreh.

Quanti les nouvelles furent venues en Castille devers le roy dam Jehanj1, si en fu grande­ment courouciezk pour deux raisons. Li une estoitl que sa femme2 est hoirm, et l’autre quen pour ce que le peuple de Portingal l’avoient de fait cou­ronnéo et sans juste esleccionp. Si dist que la chose ne demourroit pas ainsi, et prinst tiltre de guerre de demander a ceulx de Lusebonne la somme de deux cens mille florins que le roy Ferrant li avoit promis quant il prinst sa fille a espouseq.

Si envoya le conte de Tierme3, le conte de la Rebede4 et l’evesque de Burges5 et grant gent en embassaderier en Portingal devers ceulx de Lusebonne. Quant les gens du roy d’Espaigne furent venus a Saint Yrain6, la derraine ville de Castille au lez devers Lusebonnes, ilz envoierent un herault devers le roy  et ceulx de Lusebonne pour avoir un saufconduit que seurement ilz peus­sent aler et retourner et faire leur voiage. Ce leur fu legierement accordé, et vindrent a Lusebonne et firent mettre le conseil de la ville ensemble et demonstrerent ce pourquoyt ilz estoient venus ; et en fin de leur demonstrance ilz dirent ainsi :

« Entre vous, Lusebonnoisu, [203rb] enten­dez justementv. Vous ne vous devez pas esmer­veillerw se le roy nostre sire se courrouce sur vous, et se a present il veult estre paiez de la somme qu’il vous demande et en quoy vous estes obligiezx, quant vous avez la noble couronne de Portingal donnee a un clercy, homme religieux et bastartz7. Ce ne fait pas a souffrir ne a soustenir, car par esleccion droituriere il n’y a nul plus prochain hoir de lui, et encores vous avez aléaa hors du conseil des nobles de vostre royaume, pour quoy il vous mande que vous vous estesab grande­ment forfaitac, et se hasti­ve­ment vous n’y pourvëez, il vous mande que il vous fera guerre. »

A ces paroles respondi dam Ferrant Galopés de Vilesois8, un bourgois notable et autentiquead en Lusebonne, et dist :

« Seigneurs, vous nous reprouchiez grande­mentae nostre esleccion, mais la vostre est bien aussi reprochableaf, car vous couronnastes en Espaigne a roy un bastart filz de Juifve9. Et ce scet on partout clerement, et tant que a l’esleccion droituriere10 vostre roy au royaume de Portingal n’a nul droitag, mais y ont droit les filles du roy dam Pietreah, qui sont en Angleterre mariees, Constance et Ysabel et leurs enfans, et le duc de Lencastre et le conte de Canteburge leurs maris pour ellesai. Si vous en pouez partir quant vous vouldrez, et dire a cellui ou a ceulx qui ci vous envoientaj que nostre esleccion est bonne et nous demourra, ne autre roy nous n’aurons tant comme il vivraak. Et de la somme des deniers que vous demandez, nous disons que nous n’y sommes en riens tenusal, mais prenez ceulx qui s’i obligierent et qui en eurent le proufit. »

A ces responses faire ne fu point present le roy Jehan de Portingal, quoyqu’il sceustam bien quel chose ses gens devoient dire.

Quant les commissaires depar le roy de Castillean entendirent et apperceurent

 

  1. Jean 1er, roi de Castille.
  2. Béatrice.
  3. Le comte de Molina.
  4. Pierre, le Bègue de Villaines, Français qui profita des guerres en Castille ; créé comte de Ribadeo par Henri de Trastamare qu’il devait servir pour longtemps.
  5. Burgos, dont Juan Garcia Manrique était évêque depuis décembre 1380.
  6. Santarém sur le Tage, district de Lisbonne (Portugal). Froissart se trompe ici en situant cette ville en Castille (v. SHF XII, p. iv, n. 5).
  7. João était, en effet, maître de l’ordre d’Aviz (Calatrava) et fils naturel de Pierre 1er, roi de Portugal ; mais voici que revient quand même le thême du bâtard « indigne de tenir terre ».
  8. Fernão (Fernand) Lopes de Villaboing.
  9. Jean de Venette accusa Pierre d’être de naissance juive et enfant changé en nourrice, tandis que le chroniqueur anglais John de Reading rapporta qu’il avait épousé une femme d’origine arabe (J. de Venette, Chronicle, éd. et tr. J. Birdsall et R. A. Newhall (New York, 1953), 137, 305 et 306). D’après notre correspondant Pierre Arette (Collège du Bois d’Amour, Billère, Pyrénées-Atlantiques), la réponse de Ferrant Galopes aux envoyés de Castille serait un bel exem­ple de langage diplomatique, exploitant la tradition qui faisait de Pierre 1er le fils d’une Juive : « La propagande des Trasta­mare et un rejet ‘populaire’ du roi n’oublièrent pas de présen­ter Pierre 1er comme fils du Juif Pero Gil, d’où dérivait le terme ‘emperogilados’ pour qualifier ses partisans (cf. A. De Los Rios, ‘Cómo y por qué se llamó a don Pedro el Cruel Pero Gil’, Boletín de la Real Academia de la Historia, t. XXXVI, 1900, 58-65, et Julio Valdeón Baruque, La propaganda ideológica, arma de combate de Enrique de Trastamara (1366-1369), Historia, Instituciones, Documentos, 19 (1992), 459-467. La réponse supposée de Ferrant Galopes est donc une manière habile de rejeter à la fois les prétentions des Trastamare sans les nommer directement (dynastie bâtarde avérée) et celles des Anglais soutenant le duc de Lancastre, époux de Constance, fille de Pierre 1er, dans son rêve de royaume ibérique. Autrement dit : tous les prétendants au trône de Castille (et à l’asservissement du Portugal) étant des bâtards, le choix par les Portugais du Maître d’Aviz ne peut être contesté ».
  10. À noter pourtant que João arriva au trône de Portugal après y avoir été élu par ses adhérents.