258r

[258ra] il avoit et le beau plumaige ne li venoit point de lui, car il estoit nez au monde nus et povres de plumage, et bien lui pouoient oster ses plumes ceulx qui donné li avoient quant ilz vouloient. Adonc leur cria il merci et leur dist que il s’amenderoit, et que plus par orgueil ne par bobent n’ouvreroit. Encores derechief li gentil oysel qui enplumé l’avoient en orent pitié quant ilz le virent humilier, et lui rendirent plumes cil qui osté lui avoient, et lui distrent au rendre :

« “Nous te veons volentiers entre nous voler tant que par humilité tu vueilles ouvrer. Car moult bien y affiers, mais saches : se tu t’en orguillis plus, nous te osterons tout ton plumage et te met­trons ou point ou nous te trouvasmes.”

« Ainsi, beaux seigneurs, disoit frere Jehan aux cardinaulx qui estoienta en sa presence, vous en avenra. Car l’empereur de Romme et d’Ale­maigne1, et les roys crestiens et les haulz princes terriens, vous ont donné les biens et les posses­sions et les richesses pour servir Dieu, et vous les dispensez et alienez en orgueil et en bobant et en superfluitez. Que ne lisiezb vous la vie de saint Silvestre2, pape de Romme premier aprés saint Pierre, et ymaginez et considerez en vous juste­ment comment Constantins3 lui donna premiere­ment les dismes de l’Eglise, et sur quele condi­cion ? Silvestre ne chevauchoit point a .ijc. ne a .iijc. chevaulx parmi le monde, mais se tenoit simple­ment et closement a Romme et vivoit sobre­ment avecques ceulx de l’Eglise, quant l’ange par la grace de Dieu li anonça comment l’empereur Constentin, qui estoit mescreant et incredules, l’envoieroit querir. Car il lui estoit aussi revelé [258rb] par l’ange de Dieu que Sevestre lui devoit monstrer la voie de sa garison. Car il estoit si malade de mesellerie que il cheoit tout par pieces. Et quant il fu devant lui, il lui monstra la voie de baptesme et le baptisa, et il fu gueris, dont l’empe­reur Constentin pour celle grace et vertu que Dieu li fist, il crut en Dieu et fist croire tout son empire, et donna a Silvestre et a l’Eglise toutes les dismes, car audevant ce li empereur de Romme les te­noient, et lui donna encores pluseurs beaux dons et grandes seigneuries en augmentant nostre foy et l’Eglise, mais ce fu son entencionc que ces biens et ces seigneuries on les gouverneroit juste­ment en humilité et non pas en orgueil ne en bo­bant ne en presompcion, mais on en fait a present tout le contraire, pourquoy Dieu s’en courroucera une foiz si grandement sur ceulx qui sont et ou temps a avenir vendront, que les nobles qui se sont eslargi de donner les rentes, les terres, les seigneuries que ceulx de l’Eglise tiennent, s’en refroideront de donner avant et retouldront, espoir, ce que donné ont, et si ne demourra point longue­ment4. »

Ainsi frere Jehan de Rochetaillie, que les cardinaulx pour ce temps faisoient tenir en prison en Avignon5, demonstroit ces paroles et exem­plioit ceulx qui entendre y vouloient. Et tant que moult souvent les cardinaulx en estoient tous esbahis. Et volentiers l’eussent condempné a mort, se nulle juste cause peussent avoir trouvé en li, mais nulle n’en y veoient ne trouvoient, si le lais­sierent vivred tant qu’il pot durer. Et ne l’osoient mettre hors de prison, car il proposoit ses choses si parfont et aloit querire tant de haultes escrip­tures, que espoir eust il fait le monde errer. Toute­voiesf a

  1. Le roi des Romains, ou du Saint-Empire romain, considéré comme « roi d’Allemagne ».
  2. Sylvestre 1er, pape (314-335). Ce fut lui qui, selon la « Donation de Constantin », reçut des terres en Italie de la part de l’empereur Constantin, pour lui et pour ses succes­seurs. Ce don fut exposé comme faux seulement au XVe siècle.
  3. Constantin, empereur romain (306-337).
  4. Dans ce passage, Froissart a l’air de se ranger du côté des critiques de la cour pontificale à Avignon et des mœurs ecclésiastiques du XIVe siècle.
  5. Jean de Roquetaillade passa plusieurs années dans des prisons ecclésiastiques. Froissart nous dit qu’en 1360 il fut encore détenu au château de Bagnoles par Innocent VI (SHF V, p. lxix, n2).