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la maniere et condicion de son frere le
conte
, se teust un petit, et le conte — qui de
siroit a esclarcir son couraige, car trop
longuement avoit porté son annoy — re
prinst encores sa parole et parla plus
hault qu’il n’avoit fait la premiere foiz,
et dist: "Par Dieu, messire Regnault, il est
ainsi que je vous di, et hastivement nous
en arons nouvelles, mais onques le
paÿs de Berne ne perdi tant puis cent
ans en un jour comme il a perdu a ceste
fois en Portingal." Pluseurs chevaliers
et escuiers qui estoient la presens, qui
oirent et entendirent le conte, notterent
et gloserent ses paroles, et dedens X
jours aprés on en sceut la verité par
ceulx qui a la besoigne avoient esté et
qui racompterent premierement au conte,
et aprés ensuivant a tous ceulx qui
oir les vouloient, toutes les choses en
la fourme et maniere comme a Jube
rot
elles avoient esté. Lors renouvella
le dueil du conte et de ceulx du paÿs
lesquelz y avoient perdu leurs freres,
leurs peres, leurs enfans et leurs amis.
"Sainte Marie!" di je a l’escuier qui me
comptoit son compte, "et comment le
pot le conte de Fois sitost savoir ne pre
sumer que du jour a l’endemain? Je
le sauroie volentiers." "Par ma foy," dist
li escuiers, "il le sceut bien ainsi comme
il apparut." "Dont est il devin", di je, "ou il
a les messagiers qui chevauchent avec
ques le vent ... Aucun art fault il qu’il ait!"
Et li escuier commença lors a rire, et
dist: "Voirement fault il que il le sache
par aucune voie de ingromancie;249 point
ne savons en ce païs, au voir dire, comment
il use, fors que par ymaginacion." "Et,
beau doulz sire", di je, "l’ymaginacion que
vous y penséz, vueilliéz la moy dire et
desclairier, et je vous en sauray bon gre.

Et se ce est chose qui appartiengne a
celer, je le celeray bien, ne jamais — tant
que je soye en ce païs — je n’en ouvreray
ma bouche250." "Je vous en pri", dist l’escuier,
"car je ne vouldroie que on sceust que
je l’eusse dit. Si en parolent bien les
aucuns en couvert quant ilz sont en
tre leurs amis." Adonc me traist il en
un anglet de la chappele du chastel a
Ortais
, et puis commença a faire
son compte et dist ainsi:
SHF 3-46 sync "Il puet avoir environ XX ans
que il regnoit en ce païs un ba
ron qui s’appelloit de son nom Rainmon,
seigneur de Corasse
. Corasse — que vous
l’entendéz — est un chastel et une ville
a sept lieues de ceste ville de Ortais.
Le sire de Corasse pour le temps dont
je vous parle avoit un plait251 en Avi
gnon
devant le pape, pour les dismes252
de l’eglise de sa ville, a l’encontre d’un
clerc de Casteloigne, le quel clerc es
toit en clergie tresgrandement bien
fondéz, et clamoit a avoir grant droit
en ces dismes de Corasse qui bien va
loient de revenue cent florins par an,
et le droit qu’il y avoit, il le monstra
et prouva, car par sentence diffini
tive pape Urbain Ve253 en consistoire general
en determina et condempna le chevalier,
et jugea pour le clerc en son droit.
Le clerc, de la derraine sentence du
pape, leva lettre et prinst possession, et
chevaucha tant par ses journees que
il vint en Berne, et monstra ses lettres
et se fist mettre par la vertu des bul
les du pape en possession de ce dymage.
Le sire de Corasse ot grant indigna
cion sur le clerc et sur ses besoignes,
et vint audevant et dist au clerc:
"Maistre Pierre, ou maistre Martin "— ain
si comme on l’appelloit — "penséz vous que pb 244 r