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racompterent premierement et en ensuyvant a
tous ceulx qui ouyr les vouloient, toutes les
choses en la forme et maniere comme elles
estoient advenues a Juberoth. Lors renou
vella le dueil du conte et de ceulx du paÿs
lesquelz y avoient perdu leurs freres, leurs
parens, leurs enfans et leurs amis. "Saincte
Marie
!" dis je a l’escuier qui me comptoit son com
pte, "et comment le peut le conte de Fois si tost sça
voir ne presumer comme du jour a l’ende
main?" "Par ma foy," dist il, "il le sceut bien
comme il apparut." "Dont est il devin," dis je,
"ou il a les messagers qui chevauchent avec
le vent, ou il fault qu’il ayt aucun art!" L’es
cuier commença a rire et dist: "Voirement
fault il qu’il le saiche par aucune voye de nygro
mance, point ne sçavons au vray dire en ce
paÿs comment il use fors par ymaginacion."
Lors dis je a l’escuier: "Or l’imaginacion
que vous y penséz, vueilléz la moy dire et
declarer, et je vous en sçauray bon gré. Et
si c’est chose qui appartiengne a celler, je la cel
leray bien, ne jamés tant que je soye en ce
monde ne en ce paÿs je n’en ouvreray ma
bouche." "Je vous en prie," dist l’escuier, "car je
ne vouldroye pas qu’on sceust que je l’eusse
dit. Si en parlent bien les aucuns en cou
vert quant ilz sont avecques leurs amys."
Adonc me tira en ung anglet de la chappe
du chastel d’Ortais et puis commença a faire
son compte et dist ainsi: SHF 3-46 sync "Il y a bien environ
XX ans qu’il regnoit en ce paÿs ung baron
qui se appelloit de son nom Raymon, seigneur de
Corasse. Corasse que vous l’entendéz est une
ville a sept lyeues de ceste ville de Ortais.
Le seigneur de Corasse pour le temps dont je vous
parle avoit ung plait en Avignon devant le
pape pour les dismes de l’eglise de sa ville
a l’encontre d’ung clerc de Castelongne, lequel
clerc estoit en clergie fondé tresgrandement
et clamoit avoir grant droit en ces dismes
de Corasse qui bien valloient de revenue cent
florins par an, et le droit qu’il y avoit, il monstra
et prouva. Car par sentence diffinitive pape
Urbain Ve
en consistoire general condamna
le chevalier et jugea pour le clerc. De la

derreniere sentence du pape leva lettre et
print possession, et chevaucha tant par ses
journees qu’il vint en Berne et monstra ses
bulles et ses lettres, et se fist mettre par la
vertu des bulles du pape en possession
de ce dismage. Le seigneur de Corasse eut
grant ymaginacion sur le clerc et sur ses be
songnes, et vint au devant et dist au clerc:
"Maistre Pierre," ou "maistre Martin," ainsi
qu’il avoit nom, "penséz vous que par voz lettres
je doye perdre mon heritage? Je ne vous
sçay pas tant hardi que vous en prenéz ne que
vous en levéz ja chose qui soit myenne. Car
se vous le faictes, vous y mettréz la vie,
mais alléz ailleurs impetrer benefices,
car de mon heritage n’avréz vous neant, et
une fois pour toutes je le vous deffendz."
Le clerc se doubta du chevalier, car il es
toit cruel, et n’osa perseverer. Si s’advisa
qu’il s’en retourneroit en Avignon comme il fist,
mais quant il deust partir il vint en la pre
sence du chevalier et seigneur de Corasse et luy
dist: "Par vostre force et non de droit vous
m’ostéz les droitz de mon eglise, dont en
conscience vous vous meffaictes tresgran
dement. Je ne suis pas si fort en ce paÿs
comme vous estes, mais sachéz que au plus tost que
je pourray je vous envoieray tel champion que
vous doubteréz plus que moy." Le sire de Coras
se qui ne fist compte de ses menasses lui dist:
"Va a Dieu, va! Faiz ce que tu pourras! Je
te doubte plus mort que vif. Ja pour telz
parolles je ne perdray mon heritaige."
Ainsi se partit le clerc de monseigneur de
Corasse, et s’en retourna je ne sçay quelle part
en Castelongne ou en Avignon, et ne myst
pas en oubli ce qu’il avoit dit au departir
du seigneur de Corasse. Car quant le che
valier y pensoit le moins environ troys
moys aprés en son chastel de Corasse la ou
il dormoit en son lict deléz sa femme, vin
drent messagiers invisibles qui commence
rent a tempester tout ce qu’ilz trouvoient par
my ce chastel, et sembloit qu’ilz deussent
tout abatre et frappoient les coupz si grans
a l’uys de la chambre du seigneur que la dame pb 227 v